Here is the full text without page breaks:
Papa, Maman,
Je m’en veux.
Tellement…
Je vous ai demandé de partir, de fuir.
De vous installer ailleurs.
De recommencer une vie, à zéro.
Je vous ai demandé de m’apaiser l’esprit,
Et de me rejoindre dans mon exil.
Je n’ai pas cherché à vous comprendre,
Et à comprendre qu’il vous est plus difficile de quitter ce pays
Parce que, vous et moi n’avons pas grandi sur la même terre.
Votre Liban vous a aussi fait souffrir.
Il a marqué au fer rouge votre enfance, votre jeunesse.
Il vous a armé trop tôt.
Vous a fait grandir trop tôt.
Partir aujourd’hui, c’est RE partir pour vous.
Parce que ce n’est pas la première fois qu’on vous demande de le faire.
Qu’on vous inflige une fuite.
Pour vous, c’est différent.
Ce pays, vous le connaissez mieux que nous.
Vous avez inventé les règles du jeu que nous jouons aujourd’hui.
Vous avez su y être heureux, malgré la guerre.
Aujourd’hui, vous y vivez. Et vous vivez dans un Liban différent du mien.
Vous vivez dans le Liban dont vous avez rêvé pendant des années,
Dans vos abris
De guerre,
Comme une échappatoire de vos traumatismes
De guerre.
Ce Liban, qui m’a fait tant de mal
Vous fait tant de bien,
Quand il est comparé au Liban que vous avez connu plus tôt, plus jeunes.
Je m’en veux de vous avoir demandé de quitter un pays qui illustre vos illusions d’enfance,
Et les rêves qui vous ont permis de surmonter la guerre,
De ne pas abandonner.
De ne pas l’abandonner.
Je m’en veux de m’adresser à ma génération, et de ne pas écrire à la vôtre plus souvent.
Parce que notre souffrance vous est double.
Les bruits du 4 Août hantent vos nuits.
Parce que vous savez ce que c’est que de grandir bercés dans les tirs.
Vous savez ce que c’est que d’y survivre, alors que d’autres non.
Vous savez ce que c’est que de voir ses ambitions disparaître dans la fumée à cause de quelques violentes minutes.
Quelques minutes pour nous. Quelques longues années pour vous.
Parce que vous avez eu le courage de revenir, des années plus tard,
De vous y installer de nouveau.
Vous avez eu le courage
De nous présenter Beyrouth, de nous y faire grandir
Vous avez eu le courage de nous faire vivre dans une terre que vous avez connu meurtrière
De votre innocence, et de vos rêves.
Vous nous avez offert l’enfance que vous méritiez.
Mais ce courage n’a pas été gratifié.
En quelques minutes, vous avez vu dans nos yeux le même effroi que celui que vous aviez dans les vôtres.
Vous avez revu terreur et peur
Souffrance et perte
À travers nous.
En quelques minutes vous vous êtes revus en nous.
Vous avez rangé nos valises, et vous nous avez jeté aux portes des avions,
Sans vraiment demander notre avis.
Parce qu’avant nous, vous avez compris,
Qu’un départ forcé est douloureux,
Et qu’il n’est jamais facile de choisir de partir.
Alors vous ne nous avez pas laissé le choix. Comme vos parents ne vous l’ont pas laissé avant nous.
En quelques minutes, vous vous êtes revus en nous.
Alors que vous pensiez avoir laissé vos souvenirs de guerre dans votre passé.
Vous avez dû tout remettre en question.
Oui, je m’en veux de vous avoir demandé de partir.
Alors que deux ans à peine après mon exil,
J’ai mal d’être partie.
J’ai mal d’être éloignée
J’ai mal de ne pouvoir retrouver
Mon pays.
Je m’en veux de vous avoir redemandé un départ,
Alors que vous venez à peine de vous remettre de vos années dans un continent étranger.
Pourtant, vous avez le courage de rester.
Parce que ce pays est le vôtre.
Et que vous méritez d’y vivre en paix.
Papa, Maman,
Comme vous, je ne suis pas prête à tourner la page sur le Liban,
Et sur le pays dont je rêve aujourd’hui.
Ce pays est aussi le mien.
Comme vous, j’espère voir mes enfants vivre dans la réalité de mes rêves.
J’espère avoir le courage de les voir vivre Beyrouth.
De les observer en train de créer leur Beyrouth.
Écrire leurs histoires dans les rues habillées de la mienne, de la vôtre, et de bien d’autres avant nous.
Je me languis de les voir transformer les cicatrices de la bombe, comme nous avons recouvert les traces de votre guerre,
Par des moments heureux, par de la beauté, par de la joie.
J’espère que les prochains chapitres seront plus heureux
J’espère ne jamais avoir à faire face à une génération brisée de la même façon que la mienne l’a été, que la vôtre l’a été.
Je m’en veux pour ma demande.
Mais je suis fière. Fière parce que vous ne l’avez même pas considérée.
Comme vous, je choisis de croire à un avenir serein.
Comme vous je l’aime à ce pays.
Comme vous, je me battrai pour en finir de mon exil, pour ne jamais avoir à en revivre un autre,
Et pour ne pas avoir d’enfant exilés.
Ce pays est
Le nôtre.
– Inès Mathieu