Racines

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Je me demande :

Qui aurais-je été sans le Liban ?

Je répète souvent que je suis Libanaise avant d’être Inès. Alors, avec un peu d’appréhension, je me demande qui j’aurais été sans ma nationalité.

Qu’est-ce que le Liban m’a apporté ? Ou retiré ?

Pour commencer gentiment, je pense que le Liban m’a appris l’art de vivre.

Vivre comme si un jour prochain était incertain. Comme si chaque seconde, chaque moment devait être dégusté.

Le Liban m’a appris l’importance de la famille. Mon centre de gravité.

Je sais que Dimanche sera toujours ‘jour de famille’. C’est les déjeuners de 4 heures. C’est un week-end au village. C’est être bien entouré.

Le Liban m’a appris que la famille parfaite n’existe pas, qu’il faut être prêt à se battre. À dépasser les désaccords.

C’est drôle. Nous vivons dans un pays où les jugements ne se font pas rares. Pourtant, quand ça en revient à la famille, tout se pardonne. Les qualités et les défauts se confondent facilement.

J’ai aussi compris, grâce à mon pays, que la famille ne se limite pas seulement à la génétique des choses. Des amis se transforment facilement, et la table s’allonge encore un peu plus, bien que déjà pleine. Le Libanais sait faire plus de place.

Cela me ramène à une autre leçon : j’ai appris la générosité.

Le Liban est de nature accueillante. Il a le cœur généreux. Et j’ai appris que les belles choses ne sont belles que quand elles sont partagées. Tout est plus beau au Liban, le radin est malade et doit se faire soigner…

Et puis, la nature. La nature…

Qu’elle est belle ma terre, habillée par mes oliviers.

Au pays, l’arbre n’est pas que branches et feuilles. Le Liban sait le métamorphoser.

L’olivier devient huile et savon. Et sa branche, symbole de paix.

J’ai appris que ‘kel chi byemro2’. (Tout mal passe)

J’ai appris à toucher du bois en répétant ‘b3id el char’, pour éviter le ‘3ein’ (le mauvais œil).

J’ai appris que je n’apprendrais pas à cuisiner libanais avant d’avoir des enfants. Parce que ce n’est bon que quand c’est préparé par les mains d’une maman.

J’ai appris le drame. Tout est extra au Liban, tout est too much. Chaque réaction, chaque mot. Nos comportements. On m’a souvent dit que les Libanais se font remarquer très facilement au restaurant. Pourquoi ? Parce que nous sommes bruyants. Nous rions forts. Nous crions forts. Nous mangeons forts. Tous les plats sont au milieu. Et gare à offenser, et à oser commander un plat sans le partager…

J’ai appris qu’on gagne peu à trop se prendre au sérieux.

Il est bon de se laisser aller, de laisser les choses aller. Parfois.

J’ai appris l’humour libanais… la ‘manyake’. Chez nous, on se sait ‘aimé’ quand les blagues s’enchaînent et que nous nous retrouvons seul à ne pas rigoler. Parce que, nous sommes la blague…

Au Liban, il ne faut pas savoir conduire pour conduire. Il faut juste savoir allumer la voiture, et mettre le pied sur la bonne pédale. Mais même ça, ce n’est pas toujours donné…

Mais, le Liban m’a aussi donné des leçons difficiles.

Celles-là, reflètent le trouble libanais.

Le Libanais apprend à mentir très jeune. Des mensonges innocents d’abord :

‘Miss you hayete! On se voit quand?’, ‘Akid, nchalla’…

Puis des mensonges moins drôles : ‘kater kheir allah, kel chi mnih’ (merci Dieu, tout va bien), ‘tu pars vivre ailleurs? Bravo 3alek’ (bravo à toi), ‘ray7e, bas ana rje3e’ (je pars, mais je reviendrai).

Puis le mensonge ultime, celui qui fait le plus mal.

Celui là à deux formulations potentielles : ‘kess ekh hal balad’ (quel pays de merde), ou ‘ah, ma fi mitl Lebnen’ (ah, sans égal le Liban). L’un n’y a rien qui ressemble à lui. ‘C’est le meilleur pays du monde’.

Ce qui est particulier, c’est que malgré l’éloquence des deux expressions venant dire la même chose. On aime ce pays. On le déteste aussi. Nous alternons entre phrases désespérées à l’heure du jour, ou de l’heure. Et pourtant, aucune des deux… n’est complètement vraie.

Oui. L’art de vivre est partiellement acquis grâce à l’art de mentir, et de se mentir.

Le Liban m’a appris l’indépendance. Parce que c’est un pays qui n’offre aucune assurance, aucune sécurité. Chez nous, celui qui ne chasse pas se fait chasser. Et pour y vivre, il faut savoir y survivre.

On apprend d’abord, à bien s’entourer. On comprend vite l’importance d’une communauté, de la famille encore une fois. Ensuite, dès que la taille nous le permet, nous sommes jetés au volant d’une voiture. Pas d’école de conduite au pays. Juste les cris du passager qui nous apprend à ne pas mourir, et qui nous crie d’aller plus vite. De ne pas avoir peur.

De ne pas avoir peur… Même si l’on nous donne toutes les raisons pour. Il ne faut jamais avoir peur.

Le Liban m’a appris que la justice n’est pas donnée. Il faut se battre. Et surtout, être prêt à payer : le bon montant, et la bonne personne.

Il m’a appris que l’activisme se fait rarement respecter. Qu’il ne faut pas être trop ‘naïve’.

Qu’il y a un temps pour tout, et des priorités : oui, c’est bien la Révolution. Jusqu’à ce que la période de Noël arrive. Après, ça devient débile de se manifester. Parce qu’il est maintenant l’heure des festivités.

J’ai compris qu’il ne faut pas essayer de changer notre politique. À moins d’avoir envie de mourir. Les bons ont été meurtris. Et même eux, n’ont pas fait l’unanimité. La politique c’est la corruption. Et il est impossible de considérer la première, sans vouloir participer à la deuxième.

Au Liban, la réputation est primordiale. Et elle se cultive dès notre enfance. Parce que nos erreurs de jeunesse ne sont pas oubliées. Il faut faire attention à tous ses mots, et tous ses faits. Il faut être prêt à assumer chaque action, pour le reste de sa vie. Parce que le Liban est petit, et que le Libanais aime trop parler. Pro du bouche-à-oreilles et du téléphone cassé.

Finalement, j’ai compris que le Liban est peu pas la liberté. Celui où l’Homme n’est pas limité. Pardon, l’Homme. Parce que la femme, si.

Mais c’est aussi plus facile qu’ailleurs, d’obtenir justice. Un petit sourire pourra faire sauter une vignette, ou une excès de vitesse rapide. Et nos erreurs sont naturellement justifiées : elles se fait un accident involontaire. Mais c’est normal, les femmes ne « savent pas conduire. »

C’est sympa d’être une femme, libanaise. Jusqu’à ce qu’un jour, je regarde mes enfants dans les yeux, en leur expliquant calmement que je ne peux pas leur donner la nationalité. Qu’ils ne seront pas considérés Libanais, parce que j’ai eu la bonne idée d’épouser un étranger.

Non, ça, ce n’est plus trop sympa.

Sans le Liban, je ne sais pas qui j’aurais été.

Peut-être, aurais-je été plus heureuse ? Par tranquillité. Par stabilité. Par sécurité.

Peut-être, plus triste. Par manque. Manque de sentiment d’appartenance. Par crise identitaire. Parce que le Liban m’a finalement formée. Je suis la personne que je suis aujourd’hui grâce à chaque moment que ce pays a su m’offrir. Et grâce à chaque déception, chaque fois que je me suis laissée duper par son ciel.

Chaque mal-être a renforcé ma carapace, m’a préparé.

Le Liban, c’est ma force.

Je ne peux pas m’imaginer sans ce pays.

Sans les années que j’y ai passées.

Sans les visages et les sourires que j’ai croisé tout au long du chemin.

Sans chaque larme. Chaque cris de colère, de haine.

Je ne peux pas, je ne veux pas m’imaginer sans le Liban.

Parce que, sans ma terre,

Simplement,

Je ne suis pas.

– Inès Mathieu