Il y a un mois, jour pour jour, j’étais à Paris avec mes copains. Nous nous y retrouvons chaque année pour notre réunion de famille annuelle. Sauf que cette année n’était pas comme les autres. Alors qu’en temps normal, c’est l’occasion pour nous de demander : ‘Quand est-ce que tu rentres ?’, ‘No way, on est dans le même vol !’, ‘Guys, il faut commencer à réserver, tout est full.’
Ce novembre 2024, la conversation a complètement changé : ‘Qui compte rentrer ?’, ‘Mon père a refusé qu’on fête Noël au Liban.’, ‘Je passe les fêtes à Paris, moi.’, ‘No way, moi aussi ! Yay, je ne vais pas être seule. »
Chaque année, j’organise aussi un dîner de Noël au Liban, chez moi à la maison. Je choisis toujours la date prudemment, pour m’assurer que tout le monde soit rentré, qu’on soit tous réunis. Mes copines et moi sommes dispersées aux quatre coins du monde, et les fêtes de décembre sont une des rares périodes où nous sommes toutes réunies au Liban.
Pourtant, cette année, j’allais devoir annuler mon dîner. Parce que personne ne rentrait.
Ça paraît futile, je sais. Mais ça ne l’est pas. C’est ce qui a représenté, à mes yeux, les vraies conséquences de la guerre : ne pas pouvoir se réunir au Liban.
Il y a deux mois, je me réveillais tous les jours avec des nouvelles sordides : missiles israéliens, immeubles à terre, compte de blessés, compte de morts, alertes d’évacuation…
Il y a deux mois seulement, ma mère me suppliait de rentrer au Liban. Elle me disait que je leur manquais beaucoup, que ‘full house’- une maison où nous sommes tous les cinq réunis, lui manquait énormément.
En temps normal, je rentre très souvent au Liban. Cette année, je n’étais pas rentrée depuis le 18 août.
Je me suis sentie tellement lâche, d’avoir peur de rentrer. Tellement lâche de refuser le retour, alors que ma famille était au Liban.
Voyez, je fais partie des gens qui sursautent encore à chaque gros bruit depuis le 4 août. Je fais partie de ceux qui ont la larme facile, de ceux qui en font encore des cauchemars. Et, grâce à Dieu, je fais partie des chanceux qui n’étaient pas au Liban pendant la guerre. Grâce à Dieu, parce que je n’aurais pas pu le supporter, parce que je tremblais rien qu’à l’idée d’entendre un avion voler trop bas, où un immeuble s’effondrer à côté de moi.
Il y a deux mois seulement, je me suis sentie comme la Libanaise la plus lâche du pays.
C’est aussi ça, les conséquences de la guerre. Souffrir terriblement d’y être, souffrir terriblement de ne pas vouloir y être. Souffrir terriblement qu’on y soit, ou qu’on n’y soit pas.
Souffrir.
Aujourd’hui, le 24 décembre 2024, j’ai l’impression que ça n’a jamais été aussi facile de mettre en mots mes sentiments. Ils se résument tous à un mot : Reconnaissante.
C’est tellement bizarre de se dire qu’il y a un mois seulement, on imaginait le pays vide pour Noël.
C’est tellement bizarre de se dire qu’il y a deux mois seulement, on n’arrivait presque plus à s’imaginer notre pays sans les missiles, les bombes, les routes complètement désertes.
Je suis tellement reconnaissante pour ces fêtes.
Quand je suis montée dans un avion complètement plein, j’ai été tellement reconnaissante.
Quand j’ai dû mettre ma valise 10 rangs derrière mon siège, j’ai été tellement reconnaissante.
Quand j’ai fait une queue interminable à la douane.
Quand ma grande valise a pris trois jours pour arriver après moi.
Quand j’ai été bloquée dans des bouchons interminables.
Quand j’ai attendu impatiemment le retour de toutes mes copines.
Quand j’ai confirmé la date de mon dîner annuel de Noël.
Quand j’ai vu ma grand-mère souffler ses 78 bougies.
Quand je me suis assise avec ma famille, pour le petit déjeuner devant la cheminée.
Quand tous les restaurants et tous les bars étaient pleins, et que personne ne pouvait accueillir 10 personnes pour boire un verre.
Quand nous sommes sortis en boîte, que nous étions 50 sur la table. Quand nous avons dû attendre une heure pour récupérer notre voiture, parce qu’il y avait trop de monde.
Quand je n’arrivais plus à suivre tous les nouveaux concepts, pop-ups, entreprises…
Quand il y a eu du soleil, et que j’étais assise à une terrasse de Beyrouth.
Quand il a plu, pendant que j’étais dans mon lit avec mes quatre chiens.
J’écris ce texte, incrédule, le matin du 24 Décembre 2024.
Je suis tellement reconnaissante d’avoir réalisé que nous ne souhaitons être réunis qu’ici, chez nous, au Liban. Que les fêtes ne sont jamais les mêmes ailleurs. Qu’il n’y a qu’ici qu’elles peuvent être si joyeuses.
Je suis tellement reconnaissante pour chaque assiette que ma mère installe sur la table de ce soir.
Tellement reconnaissante pour les 22 personnes avec qui je vais fêter Noël ce soir.
Reconnaissante pour chaque bout de pain sur la table, pour chaque boule sur le sapin.
Reconnaissante pour tous les sourires que j’ai vu depuis mon retour, sur les visages d’un peuple qui n’a plus pu sourire pendant longtemps.
Reconnaissante, parce que je sais que beaucoup n’ont pas eu le luxe du retour, de la famille, de la jam3a annuelle.
Reconnaissante, parce que je sais que beaucoup ont perdu leur ‘chez-eux’.
Reconnaissante, parce que beaucoup ont perdu leurs bien-aimés.
En cette fin d’année 2024,
Je pense que c’est le mot qui décrit les émotions de tous les Libanais.
Nous sommes reconnaissants.
D’être réunis, d’être en vie, d’être chez nous,
Souriants.
Une petite dernière pensée pour clôturer mes pages :
Cette année a été une des années les plus dures pour le pays, et pour notre peuple.
Mais ça a aussi été une année décisive pour nous.
C’est l’année où nous avons su, tous, parmi ceux qui ont subi, nous souder sous le même Cèdre, l’année où nous avons fait preuve de solidarité, de patriotisme.
C’est l’année où nous avons vraiment compris le sens de la solidarité et du patriotisme.
C’est une année qui nous a offert quelque chose de précieux :
Se montrer reconnaissant pour les petites choses auxquelles nous n’avons jamais porté d’attention auparavant.
Se montrer reconnaissant pour chaque seconde sur notre terre, entouré de ceux qu’on aime.
Je pense réellement que c’est la plus belle fin d’année que j’ai jamais connue.
Une année qui m’a fait réaliser la valeur de chaque petit moment, de chaque grand moment,
Celle qui m’a fait réaliser la chance que nous avons.
Il y a quelques mois seulement, notre monde prenait feu.
Aujourd’hui, il brille de mille feux.
Ma fi a7la men el Jam3a.
Alors, Joyeux Noël à tous et à toute !!!!
En espérant que nous soyons réunis chaque année, pour le meilleur ou pour le pire,
Pour fêter Noël et le Nouvel An
Au Liban.
- Inès Mathieu