Partout, sauf chez nous

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4 août 2020.

J’ai redouté ce moment où j’allais enfin oser.
Prendre mon stylo et écrire.

Ce n’est pas facile, après une tragédie, de trouver le courage de parler.
Ce n’est pas facile de raconter les choses ressenties, vues, entendues.
Et même si l’on trouve le courage de prendre son stylo en main, il est surtout difficile de trouver les mots…

Comment expliquer le 4 août ?

Moi qui écris depuis toujours, moi qui trouve refuge dans mes mots,
Je me demande: comment écrire le 4 août ?

Je ne sais pas. Avant d’écrire, il faut avoir réussi à faire son deuil, peut-être.
Moi, je n’ai pas fait mon deuil du 4 août. On ne m’en a pas donné l’occasion.

Il est impossible de tourner la page, parce que toutes nos pages ont été brûlées dans le feu.
Parce qu’en tant que Libanais, nous n’avons plus d’encre à consacrer aux mots.
Parce qu’il n’y a plus de mots. Plus de rien. Plus de nous.
Plus de Liban.

S’il nous reste quelque chose, c’est nos larmes. Mais nous ne savons pas écrire avec nos larmes.

Nous pensions avoir le cadeau de la résilience.
Rien ne détruit un Libanais. Rien ne nous sépare. Rien ne peut retirer notre sourire, notre joie de vivre. Le Libanais aime la vie, le Libanais aime aimer.
Rien ne détruit un Libanais… rien…

Pas le fait de voir son pays tomber en ruine, peu à peu, lentement, mais sûrement, non.
Pas le fait de voir ses jeunes partir un à un. Partir ailleurs, en pensant revenir un jour.
Pas le racisme, le sexisme, l’homophobie, les milliers de discriminations.
Pas l’esclavage.
Pas la torture.
Pas la pollution.
Pas la corruption.
Pas l’injustice.

Rien.
Rien, sauf le 4 août.

Le Libanais aime la vie quand il en reste autour de lui. Il aime sourire quand on sourit avec lui.
Le Libanais aime, quand il y a encore quelque chose à aimer.

Le pays n’est plus en ruine, il est en cendre.
Ceux qui partent, ne veulent plus revenir. Ceux qui restent n’attendent que de trouver le moyen de s’enfuir.

Et pour le reste, j’ai honte de l’écrire. Mais les droits de l’Homme, ça dépasse un Libanais qui vient d’être victime d’un crime contre l’humanité.

J’ai mal de l’écrire. Mais tout déni doit avoir une fin. Il est temps d’affronter la réalité.

Le Liban n’est plus Liban.
Le Libanais du Liban est mort.
Brûlé, noyé, meurtri, tué, trahi.

Il reste nous, les survivants du déluge. ‘Survivants’…
Notre sang est Libanais. Le Liban coule dans nos veines.
Nous trouvons refuge ailleurs, loin du chaos et de la jungle où nous avions habité.
Civilisation, opportunités, éducation, liberté…
Surtout, Sécurité.

Loin du pays, c’est géographiquement loin du 4 août.
C’est loin de la ville, la rue, la chambre où nous avons été touchés.
C’est ne pas redouter 18 h 06.
C’est ne pas avoir peur de l’orage, du tonnerre, de voir les fenêtres sont fermées. Parce que si vous ne le savez pas, c’est ce qui a tué beaucoup de Libanais… oui… les fenêtres fermées.

Être loin du Liban, c’est s’imaginer être à l’abri.
De ce jour maudit.
De ce qui l’a suivi.
De ce qui suivra encore…

Être loin, un mal pour un bien.

Un mal…
Mal d’ouvrir les réseaux tous les matins, par peur que dans la nuit, le Liban, la famille, … le 4 août…

Un mal…
Mal d’être loin. D’être loin du sang Libanais, des mots libanais, du comportement libanais, des habitudes libanaises, de la nourriture libanaise.

Un bien…
C’est marcher dans la rue, entendre notre accent. Notre accent à nous. Ni français, ni arabe, ni anglais. Notre accent Libanais.
Se retourner, se retrouver. Parce que deux inconnus Libanais à l’étranger ne sont pas inconnus. Venir du Liban, c’est avoir des milliers de frères et de sœurs. C’est s’aimer.

Un mal…
C’est s’aimer, certes. C’est s’aimer partout, sauf une fois rentré.
S’aimer, tant qu’on n’y est pas. S’aimer tant qu’on en est loin.
Loin du Liban, je suis Libanaise avant d’être moi-même. Libanaise avant d’être Inès.
Je porte mon Cèdre sur la poitrine. Je dis haut et fort (très fort, parce que les Libanais parlent fort) d’où je viens.


Au Liban, je suis une femme, une Française, une chrétienne.
Au Liban, le drapeau, le vrai, n’est pas celui du pays, c’est celui du parti.
Au Liban, le peuple est désuni.

Nous pensons vivre en harmonie. Mais c’est un mode de survie.

Au Liban, nous sommes tout sauf Libanais.
Au Liban, nous faisons tout sauf s’aimer.

Aimer le Liban de loin, c’est facile.
C’est l’aimer quand on y est le problème.
C’est savoir être Libanais au Liban.
Plus personne ne l’est.

Si nous avions parmi nous quelques perles rares qui savaient mettre le pays avant l’intérêt personnel, le 4 août nous les a prises.
Le 4 août a fait mal.
Le 4 août nous a tué.
Mais le 4 août n’a fait que refléter ce que c’est vraiment que d’être Libanais.
Ce que ça a toujours été.

Nous voilà encore aujourd’hui. Plus divisés que jamais.
Paix à vous, et paix à nous.
Partout, oui.
Partout, mais pas chez nous.

– Inès Mathieu