Nada El Khoury a 61 ans.
Elle a grandi dans la guerre.
Aînée d’une famille de 7, elle a très vite compris qu’elle n’allait pas avoir une jeunesse normale.
J’ai toujours voulu faire de la médecine.
J’avais été prise à l’université à Paris, mais j’ai eu des problèmes de passeport.
À cause de la guerre, il fallait 6 mois pour les résoudre.
Et je n’avais pas 6 mois à perdre.
Alors, j’ai commencé des études de biologie au Liban, et puis j’ai commencé à travailler.
J’ai travaillé onze ans au centre cardio-vasculaire de l’hôpital Saint-Georges.
Je n’ai jamais quitté le Liban.
Travailler dans un hôpital pendant la guerre… Ce n’était pas facile.
Loin de là.
Pendant onze ans, mes journées s’accompagnaient de centaines de morts.
Des visages cicatrisés par les blessures et les traumatismes des combats, par de la peur.
Des visages fatigués.
Surtout, de jeunes visages. Ils étaient tous jeunes. Entre 15 et 25 ans.
Entre 15 et 25 ans…
À 15 ans, mes problèmes se résumaient à l’école et aux amis. À 20 ans, mes problèmes se résument à passer mes examens avec succès et à me trouver un stage d’été.
Mais au Liban, avoir 15 ou 25 ans pendant la guerre, c’était tuer ou se faire tuer.
Porter les armes pour ‘défendre’ sa communauté.
Des visages qui défilent, des années de terreurs.
Une jeunesse perdue.
C’était démoralisant de travailler dans ce domaine pendant la guerre.
Mais c’est aussi ce qui m’a sauvé.
Quand on fait face à tellement de catastrophes, on apprend à relativiser.
Voir tellement de choses effroyables le long de mes journées pendant onze ans,
Entre les blessés, les amputés, les familles endeuillées,
Je ne pouvais que remercier le bon Dieu parce que ma famille était encore en vie.
Nous étions chanceux.
Chanceux…
D’avoir survécu à une balle de plus, un missile de plus, une bombe de plus.
Chanceux de frôler la mort tous les jours,
Sans y succomber.
Chanceux…
Je ne garde que de très mauvais souvenirs de cette période de ma vie.
Mais s’il fallait en retenir le pire, ce serait le jour où j’ai failli perdre ma mère.
Un obus était tombé en dessous de mon immeuble.
Ma mère avait été gravement blessée.
Elle avait perdu connaissance et nous avions dû la prendre à l’hôpital en furie.
Je n’ai jamais eu tellement peur.
Quand elle s’est réveillée, elle ne faisait que crier :
‘Rendez-moi mes fils. La guerre me les a pris’.
Ce n’était pas vrai. Mes frères avaient 11 et 14 ans. Ils ne combattaient pas.
Mais elle était sous le choc.
Elle avait échappé à la mort. À quelques centimètres près.
‘Rendez-moi mes fils. La guerre me les a pris’.
Dans le cas de Paulette, la mère de Nada, ce n’était heureusement pas vrai.
Dans le cas de tant d’autres mères libanaises, c’était malheureusement une réalité.
Envoyer ses enfants combattre dans une guerre qu’on ne comprend pas, qu’ils ne comprennent pas.
Attendre, tous les jours, devant la porte, avec la hantise qu’ils ne rentrent pas.
Être soulagée quelques minutes, quand ils passent le seuil de la porte,
Seulement pour réaliser que ce ne sont plus des enfants et que leurs yeux ne sont plus innocents.
Morts ou vivants, la guerre nous les a pris…
Après cet incident, ma mère craignait terriblement les combattants.
Elle n’arrivait même plus à les regarder.
Sauf que nous vivions dans un quartier occupé par les Forces Libanaises.
C’était un vrai champ de bataille.
Alors, nous avons décidé de nous installer dans notre maison de montagne,
Dans un petit village au Nord du Liban.
Nous étions sept enfants, accompagnés de notre maman gravement blessée et de notre papa.
Nous n’avions pas d’autre échappatoire.
Des soldats syriens occupaient notre maisonnette de montagne depuis 15 ans déjà.
Grâce à Dieu, un lieutenant parmi eux était bon.
Il avait accepté de nous rendre notre maison, par pitié.
Ils sont allés s’installer sous un autre toit libanais.
Indignée…
Cette maison était vôtre. Et il était de votre droit d’y vivre.
Supplier pour y réhabiter, alors qu’elle n’aurait jamais dû être occupée.
C’est cette cruauté qui est pitoyable.
Celle de retirer à des familles entières leurs droits de vivre chez elles.
La frontière à ne jamais traverser.
Sinon… Sinon, on se faisait tuer.
Parce que de l’autre côté, nous étions les ennemis. Combattants ou pas.
La guerre m’a retiré le droit d’être Libanaise.
Je ne l’ai pas été longtemps.
J’ai été chrétienne.
Chrétienne avant tout, chrétienne uniquement.
Vivre dans un pays où une frontière détermine
Notre droit de vivre, ou de mourir.
L’Ennemi ou L’Ami.
Le Chrétien
Ou
Le Musulman.
Comme Nada le dit si bien,
Il n’y avait plus de nationalité.
Les guerres civiles ne réunissent pas un peuple.
Elles font remonter à la surface ses différends.
Elles mobilisent les imaginaires déjà présents.
Elles les utilisent comme arguments de guerre.
Comme lame pour faire couler le sang.
Le sang d’un même peuple.
Des frères qui s’entre-tuent.
Et pourquoi ?
Ma profession m’a beaucoup aidé à surpasser ma mentalité de guerre.
Je ne peux pas soigner le chrétien et refuser de traiter le musulman.
Après tout, nous sommes tous faits de molécules, nous sommes tous humains.
Et il n’y a pas de vie qui vaut plus qu’une autre.
Aujourd’hui, je suis Libanaise, avant d’être Chrétienne.
Mais ce n’est pas toujours facile. Parce que l’histoire a tendance à se répéter.
Aujourd’hui encore, j’ai peur. J’ai des moments de doutes.
Il y a encore des choses qui m’obligent à prendre parti,
Qui me forcent à faire passer ma religion avant ma nationalité.
Quand je suis victime de discrimination, je ne peux que me rendre coupable de discrimination.
C’est comme ça qu’on survit.
C’est comme ça que ça marche au Liban…
“Vous avez appris qu’il a été dit : œil pour œil et dent pour dent. Eh bien ! Moi, je vous dis de ne pas riposter au méchant ; mais si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui encore l’autre. (…) À qui te demande, donne ; à qui veut t’emprunter, ne tourne pas le dos !”
(Matthieu 5, 38-42)
Comme quoi, il y a aussi des choses qui dépassent la religion :
Les traumatismes de guerre.
Tu sais, nous n’avons jamais arrêté de parler de cette guerre et de ce qu’elle nous a infligé.
Moi, j’en parle ouvertement.
Je considère que c’est de notre devoir de le faire,
Parce qu’il y a des choses qui ne peuvent jamais s’oublier.
Il y a des choses que les silences les plus profonds ne peuvent pas cacher.
Il y a des choses, bien qu’effroyables, qui méritent d’être racontées.
Nous en avons souffert si longtemps que nous croyions que notre vie était normale.
Nous nous sommes habitués à un Liban divisé, à des morts insensées.
‘Nos 3omre ken bel 7arb’.
(J’ai passé la moitié de ma vie dans la guerre.)
Ce n’est pas normal de grandir dans la guerre.
Ça ne l’était pas avant.
Ça ne l’est pas aujourd’hui.
Et ça ne devrait jamais le devenir.
Nous ne devons plus normaliser cette enfance volée.
Nous ne devons plus normaliser ces années obscures.
Cette guerre n’avait aucun sens.
Nous avons survécu pendant 30 ans,
À la place de vivre.
Nos morts sont morts.
Et après ?
Est-ce que les choses ont changé ?
Non. Bien au contraire.
Haram…
Et tout ça pourquoi ?
30 ans de guerre, 30 ans de perdu.
Une enfance figée par le bruit d’un tir.
Une vie d’adulte figée par des souvenirs déchirants.
Pourquoi ?
Si je pouvais m’adresser à la future génération de ce pays,
Je leur demanderai de ne pas être racistes.
D’aimer le Liban, de le choisir
Avant la religion.
Parce que nos différences ont abouti à 30 ans d’atrocités. Pour rien.
Si je pouvais m’adresser à ta génération,
À notre futur,
Je vous demanderai de chérir ce pays,
De le choisir
Par-dessus nos différents,
En dépit de tout.
Ne répétez pas les erreurs de notre passé.
Certaines frontières doivent être franchies, d’autres ne doivent jamais voir le jour.
J’espère nous voir changer l’obscur destin de ce pays aux 17 confessions.
Pour notre bien, et pour le leur.
Nous sommes responsables de ce qui reste du pays.
Nous sommes les gardiens de la nationalité,
Et de notre identité.
Nous sommes Libanais.
– Inès Mathieu