Quand on parle de la politique libanaise, un mot nous vient souvent à l’esprit :
Anarchie.
Parler politique à une table au Liban est toujours intense. Beaucoup de colère.
Beaucoup de cris. Beaucoup de désaccords. Beaucoup de passion.
Voter selon sa religion ? selon son histoire ? selon sa conscience ?
Des ‘questions’ que beaucoup de libanais se ‘posent’.
‘Questions’ et ‘posent’ parce que la société libanaise ne laisse pas beaucoup de
place à la remise en question de ce qu’on pense savoir. Si j’ai soutenu ce parti
un jour, il est inconcevable d’en soutenir un autre aujourd’hui.
Pour beaucoup, savoir par qui ils se feront duper, de quelle manière, est plus
rassurant que de prendre le risque de tomber sur un nouveau charlatan. Plus
redoutable que les autres.
Pourquoi ? Parce qu’on ne le connait pas.
Voter un nouveau nom, c’est se soumettre à l’inconnu.
Quand on vote le même nom depuis les années de la guerre, nous savons sur
qui nous allons tomber, ou sur quoi.
Nous savons que nous nous faisons voler. Nous savons que nous ne sommes
pas en train de voter pour un futur libanais prospère.
Mais nous votons pour une misère que l’on connaît, à laquelle nous sommes
habitués.
Deux discussions me reviennent souvent à l’esprit.
La première :
2018. Après 4 ans sans Président au Liban, les élections de la chambre des
députés approchent.
J’ai 16 ans. Je commence tout juste à comprendre l’histoire de mon pays.
Nous sommes à dîner. Mes parents discutent. Quel vote vont-ils enregistrer ?
Quel nom vont-ils encourager ?
Ma mère veut voter indépendants.
Mon père n’est pas d’accord. Il dit :
‘Ils ne savent pas comment les choses marchent. Ils se feront bouffer. Ce
sera un vote de perdu, parce qu’ils ne sauront pas changer les choses. Ils
sont trop jeunes, trop naïfs.’
Ma mère tient tête. Elle insiste :
‘Le pays a besoin de nouvelles têtes et de nouvelles voix. Ce ne seront
pas des votes perdus. Parce que même si les indépendants sortent
minoritaires cette année, ce sera un encouragement pour ceux qui se
présenteront aux élections futures. Ils sauront qu’ils ne sont pas seuls. Et
qu’il existe encore des libanais qui veulent que les choses changent. Des
libanais qui ont encore espoir.’
La discussion se prolonge.
Et mon père dévoile enfin son choix : un nom qu’on connaît déjà trop bien. Un
ancien. Ou plutôt le fils d’un ancien…
Un sentiment que je ne connaissais pas encore m’envahit. Un sentiment de
révolte s’est pris de moi.
Mon père avait 47 ans. Il avait la capacité de voter depuis ses 21 ans.
Mais il avait oublié quelque chose, ce soir de 2018. Il ne votait plus pour lui. Il
votait maintenant pour moi, pour mon futur au Liban.
Il avait déjà grandi dans le pays, y avait déjà travaillé, élevé ses enfants.
Moi je n’avais que 16 ans. Je ne savais rien du Liban. Je n’en sais encore
aujourd’hui que tellement peu.
Son vote était le mien. Et j’étais révoltée.
Révoltée de le voir voter pour un futur que je ne méritais pas.
Parce que je mérite plus que d’être dirigée par des criminels de guerre et
d’après-guerre.
Je mérite plus que des voleurs.
Je mérite plus que des menteurs.
Je mérite plus que des meurtriers, des lâches.
Finalement, mes deux parents m’offrirent leurs votes.
Je me souviens avoir passé la semaine à faire mes recherches sur tous les
candidats. Je me souviens avoir hésité entre plusieurs d’entre eux. Et je me
souviens de cette pression que j’ai sentie quand je leur ai fait part de mon
choix. MON choix.
Parce qu’en 2018, c’est moi qui ai voté. À 16 ans.
Et j’ai voté pour la jeunesse, pour le changement. J’ai voté pour l’inconnu.
J’ai voté pour l’espoir.
J’ai voté différemment. Et c’est ce qui est important.
Nous sommes en 2021. Les élections de 2022 approchent.
Je me pose encore tellement de questions.
Après tout ce que nous avons vécu, après tout ce que nous avons perdu…
Ces élections vont-elles être différentes ?
Pourquoi attendons-nous que le changement tombe du ciel ?
Une deuxième discussion me revient :
2020. Ce sentiment de révolte ne m’est plus inconnu. Depuis 2018, c’est ce qui
a défini ma vision d’être libanaise : la Révolte.
J’ai 18 ans maintenant. Et je rentre au Liban pour les fêtes. Mon père entre
dans ma chambre.
Il me demande ce que je fais. Je ne fais rien.
Pourquoi ? Parce que je n’ai rien à faire.
Non. Pourquoi ?
Pourquoi quoi ?
‘Pourquoi est-ce que tu ne fais rien quand il y a tellement à faire ?’
Cette question résonne souvent dans ma tête.
Pourquoi est-ce que nous ne faisons rien quand il y a tellement à faire ?
En 2021, pourquoi ces criminels sont-ils encore à la tête de la politique
libanaise ? Pourquoi sommes-nous encore spectateurs de la tragédie
libanaise ?
Ces questions résonnent. Mais mes réponses sont claires.
Si à 16 ans, je savais peu, aujourd’hui je sais encore moins.
Je vis dans un pays, où de mes 18 ans, je ne sais pas expliquer la guerre civile.
De mes 18 ans, je ne sais pas expliquer pourquoi mon président ne peut pas
être orthodoxe, chiite, sunnite… Je ne sais pas expliquer pourquoi mon
président doit être chrétien maronite.
Je ne sais pas expliquer pourquoi la femme ne peut pas donner la nationalité à
ses enfants.
Je ne sais pas expliquer la corruption.
Je ne sais pas expliquer les discriminations, les agressions, le manque de droits
basiques.
Je ne sais pas expliquer comment nous sommes gouvernés par ceux qui nous
ont tués.
Je ne sais pas.
Et si je me pose tellement de questions, et que je n’ai aucune réponse,
Comment changer ?
Par où commencer ?
Si je n’ai plus d’espoir, si mon pays ne sait que me décevoir,
Comment changer ?
On nous dit souvent que notre génération est le seul espoir de ce pays.
Comment ?
La majorité de notre génération n’a pas eu accès à la meilleure éducation.
Nous sommes les 1%, les privilégiés, la minorité.
Mais pour la majorité des libanais de 18 ans,
Ceux qui ne peuvent voyager, parce qu’ils n’ont que le passeport libanais,
Ceux qui vivent dans la pire des pauvretés : celle d’être pauvres, et oubliés,
Comment peuvent-ils changer ?
Être pauvre dans un pays qui n’offre aucun soutien,
Un pays qui oblige le libanais à mendier pour manger,
Comment changer ?
Ont-ils espoir ? Eux ?
Je connais encore des gens qui vantent les mérites de leurs dirigeants
criminels.
Je connais des gens qui défendent encore l’indéfendable,
Qui profitent encore de connexions sales,
Qui dînent à la table de corrompus,
Qui les regardent envoyer leurs enfants étudier à l’étranger, quand leurs
propres enfants ont dû rester.
La vie du corrompu est payée de notre argent, de notre sueur, de notre
fatigue, de notre sang.
Ils vivent comme des rois,
Nous vivons dans la misère.
Je ne sais pas.
Si je sais quelque chose, c’est que s’ils nous ont tout volé,
Nous avons toujours quelque chose à perdre.
Le libanais ne veut pas se révolter, complètement.
Le libanais ne veut pas se présenter aux élections.
Le libanais ne veut pas être le visage du changement. Parce que représenter le
changement, c’est devenir une cible.
Et le libanais a toujours plus à perdre.
La résilience n’est pas un choix. C’est une obligation pour le libanais.
Avoir perdu notre argent aux mains des banquiers corrompus nous oblige à
tenir plus fort à l’argent qu’il nous reste, s’il nous en reste.
Avoir un salaire divisé par sept en l’espace d’une année nous oblige à travailler
plus dur, parce que nous avons encore un salaire. (Même s’il ne vaut plus rien.)
Avoir perdu quelqu’un le 4 août, nous oblige à tenir plus fort à ceux qu’on a
toujours.
Le libanais ne peut pas crier, parce qu’il a peur de ne plus pouvoir parler.
Le libanais ne peut rien.
Parce qu’à force de tout perdre,
Le libanais ne peut plus perdre.
Je ne sais toujours rien.
Mais si j’ai survécu à 18 ans au Liban,
Je
sais,
Je sais que mon pays mérite plus.
Je sais que le Liban mérite une prise de risque.
Je sais que je veux revenir. Que mon pays mérite que je revienne.
Je sais que quand j’aurai 21 ans, je voterai.
Mais je voterai différemment.
Je sais qu’en 2022, ceux qui me lisent voteront NOUVEAU.
Ils voteront pour le futur de leurs enfants, pour le leur,
Pour le Liban.
Je sais qu’il y a tellement à faire, à changer,
Mais si le changement n’est pas dans le ‘nous’,
Je ne sais pas si le Liban sera toujours debout.
– Inès Mathieu