L’immortelle

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« Je suis né en bonne santé dans les bras d’une civilisation mourante, et tout au long de mon existence, j’ai eu le sentiment de survivre, sans mérite ni culpabilité, quand tant de choses, autour de moi, tombaient en ruine ; comme ces personnages de film qui traversent des rues où tous les murs s’écroulent, et qui sortent pourtant indemnes, en secouant la poussière de leurs habits, tandis que derrière eux la ville entière n’est plus qu’un amoncellement de gravats. »

Amin Maalouf

C’est vrai. J’ai toujours eu ce sentiment d’être en train de survivre, quand tout le reste, tout mon monde au Liban s’écroulait.

Et pourtant, aujourd’hui je réalise que nous ne sommes pas sortis indemnes de sa destruction, comme ces personnages de film.

Nous n’avons pas simplement secoué la poussière de nos habits. Non.

Réellement, nous n’avons pas survécu à la destruction de notre monde.

Nous nous sommes laissé mourir avec.

Pas complètement—si j’écris c’est que je suis toujours là.

Mais aujourd’hui je n’écris pas de chez moi.

J’écris de l’étranger.

Quand j’ai vu ma ville en ruine je suis partie.

Je n’ai pas survécu à notre tragédie, j’ai simplement fui.

Parce que la fuite est plus facile que la réalisation que je ne reconnais plus mon pays, ni son peuple.

J’essaye de me rassurer, en me rattachant à ces petits moments, lorsque je rentre, qui me donnent l’impression que Beyrouth est toujours nôtre.

Mais je sais que ce n’est plus le cas, depuis longtemps déjà.

Depuis toujours peut-être.

Nombreuses fois, nous avons essuyé la poussière de nos épaules, et nous avons poursuivi, comme si de rien n’était.

T3ich w tekol ghayra… (Vis, et manges-en une autre)

Des mots qu’on connaît trop bien.

Aujourd’hui, même le Libanais s’admet perdant.

Et son discours n’est plus le même.

Celui qui est resté est reconnaissant d’être toujours vivant.

Oui, notre gratitude s’est réduite à ça : être en vie.

Tout le reste, il n’a déjà plus.

Tout le reste ne compte plus, quand il a peur pour sa vie, et qu’il prie voir un nouveau lever du soleil le lendemain.

Alors chaque coucher du soleil sur notre Méditerranée, et sur nos montagnes glorieuses semble miraculeux, parce que ça, on ne peut nous le voler.

Quand il n’a plus rien, il lui reste toujours sa terre.

Elle est peut-être un peu là, l’unicité du Libanais, sa beauté…

Celui qui est parti prie de ne pas oublier ses racines.

Il cherche son pays dans des terres étrangères, et se console à peindre son Liban idéal sur la toile des autres, ceux qui ne sont pas de chez nous.

Ils les regardent envier notre pays et son peuple, nos soirées hors de ce monde, nos montagnes qui embrassent notre mer.

Ils les regardent et se nourrissent de leur innocente jalousie.

Il leur parle de notre communauté, de l’inconnu qu’il considère frère juste parce que lui aussi est de chez nous, parce qu’il comprend.

Il leur donne l’impression que nous sommes spéciales, et que nulle part ailleurs il ne pourra retrouver sa tranquillité, son apogée.

Ils nous jalousent gentiment, et pour quelques instants ça fait du bien.

Mais au fond, l’expatrié sait que lui aussi aimerait croire à son rêve libanais.

Je raviverai toujours ma fierté pour la nationalité dans le regard des autres.

Nous sommes les protecteurs de la flamme libanaise, de sa furie.

De sa grandeur et de sa puissance.

Le Liban ne survit pas, il vit en nous.

Il vit. Librement. Complètement.

Et pour toujours.

Tant qu’on lutte, nous ne pouvons pas perdre.

Et peu importe la situation actuelle, le rêve, les aspirations et j’oserai même dire l’espoir ne se dissipent pas.

Vous pouvez nous voler de tout, mais pas de l’esprit libanais.

Comme un premier amour, le Liban ne s’oublie pas.

Nous y avons grandi, nous avons appris.

Nous sommes nés dans les bras d’une civilisation mourante.

Et pourtant…

Pourtant nous sommes toujours là, et notre civilisation, du Liban ou d’ailleurs ne meurt pas.

– Inès Mathieu