Les Libanais apprennent à faire la queue

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Je suis une Libanaise de 19 ans. J’ai honte de l’écrire mais je n’ai jamais fait la queue au Liban.

Jamais, jusqu’à présent… (et il était temps).

Comment ? En 19 ans ?

Mon cas n’est pas exceptionnel… Il suffit d’avoir les bons contacts. Mais tous les contacts sont bons au Liban.

Je n’ai pas fait la queue hier parce que le responsable achète son pain chez mon neveu.

Je n’ai pas fait la queue la semaine dernière parce que le responsable doit une faveur au frère de l’ami de mon cousin.

Je ne ferai pas la queue demain, parce que quelqu’un… quelque chose… souvent, parce que l’Argent…

C’est le Liban… le pays où l’attente ne se fait pas longue. Pour certains…

Pour certains…

Parce que si un Libanais parvient à éviter une queue, cela veut dire que la queue s’est allongée pour un autre.

Et les Libanais qui n’ont jamais attendu ne se sont jamais arrêtés pour observer leur entourage, ceux qui n’ont pas le choix, les misérables…

Ceux-là attendent toujours plus. Et souvent, leur attente n’a pas de fin.

Ceux-là sont déjà trop habitués à être oubliés. Ils représentent depuis déjà bien trop longtemps les dommages collatéraux du fameux piston.

Et quand les misérables ont souffert des premiers signes de la fin, ils n’ont pas parlé.

Essentiellement, parce qu’ils sont à l’arrière de la queue depuis toujours, et que leurs voix n’ont jamais été entendues.

Sans le savoir, ils ont été les premiers à tomber.

Ils ont été les premières victimes de l’effondrement libanais.

Dans la hâte et dans la précipitation, l’arrière est flou. Trop loin, les silhouettes se rapetissent. Leur disparition n’est pas apparente.

Et le Libanais qui n’attend pas n’a pas de temps à perdre,

Pour s’arrêter et remarquer, que le sol sur lequel il court est sur le point de s’écrouler…

Il n’a pas eu le temps. Jusqu’à présent.

Il est difficile de raconter la course du Libanais d’aujourd’hui.

Le Libanais qui n’attend pas court. Derrière lui, des flammes se dressent. Il ne s’arrête pas pour regarder, parce qu’il n’a jamais regardé derrière.

Il court plus vite, et ralentit ainsi ceux de l’arrière, que les flammes engloutissent sauvagement.

Le Libanais qui n’attend pas a les yeux fermés. Mais les flammes brûlent. Et même lui, est parfois brûlé.

Le feu ne peut être pistonné.

Aujourd’hui, même s’il court toujours, il n’a plus d’échappatoire. Le Liban est en feu.

Alors le Libanais qui n’attend pas est obligé d’attendre.

C’est déjà trop tard. Nous sommes tous misérables. Et il n’y a plus que l’arrière de la queue. Et à l’arrière, qui appeler ?

Mais si le Libanais doit brûler, il veut brûler en dernier.

Alors il passe un coup de fil.

Elle se manifeste là, la résilience libanaise…

Soudain, l’attente pour l’essence n’est plus longue. Il passe en premier.

Sa voiture est pleine, il peut enfin rouler.

Le Libanais à l’arrière vient de perdre sa place. Il a faim, et sa voiture n’avance plus.

Alors, comme à son habitude il se tait.

Parce qu’il est non seulement épuisé, mais aussi parce que cela fait déjà bien longtemps qu’il a été brûlé.

Les flammes s’agrandissent. Bientôt tu ne pourras plus courir.

La chaleur se rapproche de ton dos. Tu sais que la fin approche. Alors tu essayes de sauver ce qui te reste. Mais si la terre s’effondre, il n’y a plus moyen de fuir.

Tu ne peux plus courir. Tu décides de t’envoler. Parce que tu es encore chanceux… tu as une autre nationalité.

Tu t’envoles, et tu ne regardes pas en arrière.

Tu atterris dans un aéroport étranger.

Toi, le Libanais qui n’attend pas, tu te retrouves dans une queue.

Soudain, tu attends.

Pas parce que tu as appris à attendre,

Non.

Tu attends parce que tu n’es plus au Liban.

Ou simplement,

Parce que tu n’as plus ton Liban.

– Inès Mathieu