Ce matin, je me suis réveillée en ayant froid.
Comme chaque matin, je me suis enfuie dans ma couverture et j’ai
commencé à préparer mon plan d’action :
Comment sortir de mon lit et m’habiller le plus vite possible sans que
mon corps ne soit entièrement rempli de frissons ?
Ce matin, pour m’habiller, j’ai dû enfiler, au moins, cinq couches de vêtements :
Un T-shirt pour l’intérieur, un pull par-dessus au cas où il fait froid à l’intérieur,
une petite veste au cas où il ne fait pas assez froid à l’intérieur pour un pull,
mais qu’il ne fait pas assez chaud pour un T-shirt,
un manteau pour l’extérieur, et un foulard,
élément essentiel pour ne pas avoir le nez coulant et un rhume persistant.
Ce matin, quand je me suis mise en route pour l’université,
j’ai osé hausser les yeux vers le ciel.
J’ai osé, naïve que je suis, espérer un peu de couleur et un rayon de soleil.
Bien sûr, le ciel était gris, même plus gris que d’habitude.
J’ai baissé les yeux, et avant même de pouvoir exprimer ma déception,
un flocon de neige m’est tombé sur l’épaule.
J’ai bêtement ri…
De la neige en mars, c’est tout Londres.
C’est drôle.
On se plaint souvent d’injustice au Liban.
Pourtant, chaque année, il y a cette petite période spécifique qui vient
sonner la justesse.
Pendant ces quelques semaines, nous échangeons de place.
Les Libanais partis envient profondément les Libanais restés.
Nous les jalousons.
Eux, se sont réveillés ce matin aveuglés par les rayons de soleil.
Eux, ont ce matin eu le choix : aller bronzer et se baigner à la mer
ou aller bronzer et skier en montagne.
Les Libanais restés nous ont aussi beaucoup taquinés…
Ce matin, j’ai passé cinq minutes à essayer d’ouvrir les réseaux avec mes doigts frigorifiés.
J’y ai retrouvé des maillots de bain, des festins en bord de mer, des sourires,
de la couleur…
Les fameuses bières Almaza mexicaines, accompagnées de carottes citronnées et salées à la perfection.
Oui, quand on part, ce sont des choses aussi simples que des carottes qu’on envie…
Ce matin, quand je me suis regardée dans la glace, j’ai fait face à une peau pâle.
J’en ai été indignée, vraiment.
Une Libanaise blanche comme ça en mars…
Cela ne me semble tellement pas naturel.
Comme si la vie me jouait des tours.
Comme si, par ma nationalité, j’avais le droit fondamental au soleil.
À ce moment spécifique, je m’en suis foutu des autres droits que je n’ai pas et que je devrai avoir au Liban.
À ce moment particulier, il n’y avait qu’une seule injustice digne de me révolter :
Je suis Libanaise et par conséquent, je devrai avoir droit à mon soleil et à ma bière en mars.
Pourtant, j’ai froid.
Oui, c’est presque ridicule.
Mais ce n’est pas insensé…
Hier soir, quand j’ai fermé les yeux, je me suis projetée à Beyrouth,
presque pour me consoler.
Si je n’y suis pas vraiment, rien ne m’empêche de rêver d’y être.
J’ai imaginé ma première nage de la saison.
J’ai laissé les vagues me bercer vers un sommeil profond.
Et je me suis endormie paisiblement.
Comme quoi, malgré tout ce que subissent les Libanais restés,
il y a des choses qu’on ne peut leur enlever,
et qu’on ne peut aller chercher ailleurs.
Ces choses, ces choses, qui font du Liban ce qu’il est.
Ce sont elles, qui nous laissent esclaves de notre terre.
Moi, je vis dans un pays où les routes sont éclairées la nuit,
un pays civilisé, où il y a de l’ordre et de l’équité.
Moi, d’où je suis, je ne m’inquiète ni pour le taux de change de la monnaie,
ni pour les roues qui, dans la nuit, ont pu être brûlées.
Pourtant,
moi, d’où je suis,
je ne suis simplement pas au Liban.
Il est là le prix qu’on paye quand on est expatrié.
Aussi simple que ça, aussi douloureux aussi.
Nous sommes si chanceux d’être Libanais.
C’est évident.
Chanceux, pendant ces périodes ensoleillées.
Chanceux, pendant ces périodes de bonheur qui ne nous sont pas données.
Aux Libanais partis, comme à ceux restés :
Quand le ciel vous paraît un peu plus gris que de l’autre côté,
ou quand il est envahi d’une épaisse couche nuageuse,
fermez les yeux quelques instants.
Rappelez-vous que nous sommes le peuple qui ira toujours à la recherche de son bout de terre ensoleillée,
que nous sommes le peuple qui trouvera toujours son bout de Méditerranée.
Un matin, après beaucoup de réveils grisâtres,
il ne fera plus froid.
Il n’y aura plus de frissons ou de frustrations.
Seulement une Almaza mexicaine,
des carottes salées et des sourires purement et complètement satisfaits.
Nous sommes le peuple qui a droit au soleil.
Et même s’il nous manque de beaucoup,
même si le ciel nous est souvent gris,
nous sommes le peuple éternellement bronzé en mars,
bronzé de la couleur de ses oliviers.
Heureux, parce que sous le soleil, nous oublions
que notre place nous a coûté cher.
Heureux, de savoir que même si le paradis a un prix,
Nous y habitons.
– Inès Mathieu