Exemptée? 

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Hier, j’ai eu mon oncle au téléphone.

Je lui ai demandé comment il allait.

Il m’a répondu que ça allait aussi bien que ça le pouvait.

Nous avons un peu parlé. Et entre deux blagues, il m’a dit :

“Tu sais, Inès, je m’en veux.

Je m’en veux parce que j’ai l’impression d’avoir privé mes filles de l’expérience libanaise.”

Je n’ai pas tout de suite compris.

Quand ce conflit a commencé, j’ai fait en sorte qu’elles ne s’inquiètent pas.

Je leur ai expliqué que si les choses dégénéraient, nous partirions, qu’elles resteraient en sécurité, que tout irait bien.

Maintenant, je réalise que je n’aurais peut-être pas dû.

Cette semaine, je leur ai expliqué qu’elles vivront peut-être la guerre, comme je l’ai vécu avant elles.

Après tout, comment sinon seraient-elles vraiment libanaises ?

C’était une autre blague.

Mais il y a toujours un fond de vérité dans la plaisanterie.

Quand il m’a dit ça, je me suis presque sentie ridicule.

Moi, j’ai sauté ce droit de passage.

J’étais trop jeune pour me souvenir de la guerre de 2006,

Et je suis partie directement après l’explosion de 2020.

Suis-je réellement libanaise ?

Si je ne me suis jamais cachée dans un abri,

Si je ne me suis jamais inquiétée au bruit d’un avion volant trop bas ?

Si je n’ai pas eu peur pour ma vie avant 2020 ?

Si j’ai pu aller à l’école normalement,

Sans un plan mis en place en cas de bombardements ?

Suis-je vraiment libanaise,

Si je n’ai pas connu de guerre ?

Mon frère a 14 ans.

En 14 ans, il a souvent eu peur.

Il a compris qu’il ne vivait pas dans un pays “normal” quand il en avait 10.

À 10 ans seulement, il manifestait dans la rue, il chantait des slogans, il se mettait debout sur des camions pour crier des droits qu’il ne savait même pas qu’il n’avait pas.

Il a commencé à avoir peur à 11 ans,

Quand il a vu notre maison à terre,

Quand il a vu nos larmes,

Quand il a vu le choc dans mes yeux, la terreur.

Il a commencé à avoir peur quand il a entendu “BOUM.”

Quand nous n’avons pas pu répondre à ses messages, parce que mes parents et moi étions à Beyrouth.

Quand nous l’avons retrouvé le soir, en tremblant.

Depuis, mon frère sursaute à chaque “BOUM.”

À 12 ans, mon frère a dû se réfugier sous sa table en classe.

Parce que les partisans d’une milice ont décidé de tirer à côté des écoles, protestant contre la justice.

À 12 ans, même l’école n’était plus sécurisée pour lui.

À 12 ans, il n’avait plus d’échappatoire.

À 12 ans, il a compris que venir du Liban, c’est survivre. Ce n’est jamais vivre.

Ses 13 ans ont été relativement calmes.

Il n’a pas vraiment eu peur de mourir.

C’est dommage, une année perdue…

À 14 ans non plus, il n’a pas eu peur de mourir.

Il a eu peur de devoir partir.

C’est donc là que j’ai réalisé que sa formation était finalisée.

Voilà qu’il est vraiment libanais.

Libanais, parce que quand il est venu me rendre visite la semaine dernière, il ne m’a pas dit qu’il avait peur de la guerre.

Il m’a dit que les choses allaient se passer mal, que ça ne s’annonçait pas bien.

Il m’a expliqué que ses professeurs à l’école leur avaient déjà expliqué comment les cours se dérouleront en ligne, au cas où.

Il m’a expliqué que, déjà, quelques-uns de ses amis étaient partis.

Et surtout, qu’il ne voulait pas partir comme eux.

Libanais, parce que ce n’est plus le danger qui lui fait peur,

C’est la fuite.

C’est être déraciné.

C’est être chassé de sa terre.

Alors, suis-je vraiment libanaise ?

Moi, je n’ai connu rien de tout ça.

Pour moi, le Liban était sécurisé avant 2020.

Pour moi, le Liban était organisé et civilisé avant 2019.

J’étais jeune et naïve, bien sûr.

Mais être libanais, c’est ne pas avoir droit à cette naïveté.

Je finis ce texte, avec des petites pensées d’espoir :

J’espère que mon frère ne gardera pas cette image du pays.

J’espère qu’il ait toujours plus peur d’en partir que d’y rester.

J’espère qu’un jour, tous les Libanais pourront grandir dans le même pays que celui que j’ai connu moi-même.

J’espère qu’un jour, je puisse réaliser que, moi non plus, je n’ai jamais grandi dans un Liban serein.

Jamais, même si je n’ai pas connu la guerre.

Jamais, parce que la guerre n’a jamais été une option écartée.

J’espère,

Je prie,

Que l’innocent puisse avoir une chance à la vie.

J’espère qu’on puisse, qu’on sache, donner une chance à la paix.

– Inès Mathieu