Aimons-nous réellement le Liban ?
Assise dans mon salon, je me demande
Suis-je amoureuse du pays, ou de la vie que j’ai connue quand j’y habitais encore ?
Je me projette quelques instants dans mon passé, dans mon adolescence.
J’ai 16 ans. Il est l’heure de la pause de midi à l’école.
Nous sommes ‘grands’ maintenant, alors nous avons le droit de sortir manger.
Nous nous retrouvons tous au ‘furn’ du coin, ou nous mangeons nos ‘mne2ich’ préparées soigneusement par un vieux monsieur libanais qu’on appelle ‘3amo’.
Nous rigolons tous ensemble avant que l’ultime dilemme ne se pose :
‘Les cours qui suivent dans notre emploi du temps sont-ils importants, ou pouvons-nous rentrer à la maison plus tôt aujourd’hui ?’
J’ai cours d’anglais plus tard.
Pour ma part, pas de doute. Je rentre.
À la sortie de l’école, on passe me chercher en voiture.
Il fait beau aujourd’hui.
J’arrive chez moi, mon déjeuner est déjà préparé et m’attend soigneusement.
Je suis un peu fatiguée, c’est dur l’école… alors je rentre dans ma chambre m’allonger.
Mon lit est déjà fait.
Mes vêtements essayés ce matin sont déjà rangés.
Nous sommes Vendredi soir.
Je reçois un message.
Ce soir, nous sortons.
Nous nous retrouvons tous à Badaro pour prendre un verre, puis nous nous dirigeons vers ‘Downtown’ pour aller danser.
Une question se pose ce soir :
‘Le bouncer va-t-il nous faire entrer ?’
L’espace d’une nuit, je porte le prénom de ma sœur de 20 ans.
Mission réussie, le bouncer est trompé.
Il est deux heures du matin, mon téléphone commence à sonner.
Papa me dit qu’il est l’heure de rentrer.
Samedi, c’est journée brunch pour récupérer de la veille.
On se retrouve à Gemayze.
Le soir, je change encore d’identité.
Sauf qu’à ‘Gärten’ c’est plus difficile de rentrer…
Dimanche, c’est jour de famille.
Mes chiens me réveillent gentiment.
Le petit-déjeuner est servi au salon.
Aujourd’hui aussi il fait beau, alors nous allons déjeuner au bord de la mer.
Une fois rentrée, je ne peux m’empêcher de penser :
‘Demain, c’est Lundi. Et Lundi, c’est contrôle d’économie.
Je n’ai pas étudié, j’étais trop occupée.’
Avoir 16 ans au Liban, un délice…
Aujourd’hui, j’ai 20. Et mes journées à Londres sont très différentes.
Tous les matins, je fais mon lit.
Mes cours terminés, je rentre du campus à pied.
À la maison, je retrouve mon verre de café de ce matin posé sur la table.
‘Putain… la vaisselle.’
Je me dirige vers ma chambre pour me reposer.
Mes vêtements sont encore sur le lit.
‘Putain, il faut ranger.’
Il est l’heure de dîner, mais j’ai oublié de faire les courses, et franchement, je n’ai pas très envie de cuisiner.
Le dîner, ce n’est pas si important que ça finalement, sauf que cette fois, j’ai 20 ans : pas de stress à l’entrée.
Comme tous les autres, quand on commence l’université, nous sommes contraints de se responsabiliser.
Le problème et la grande différence, c’est qu’au Liban, nous habitons, et que nous rentrons tous à Gemayze.
Nous marchons au temps des étudiants, soudainement nostalgique de ces rues.
Sauf que cette nostalgie est empreinte de fatigue.
Gemayze, Mar-Mikhael, Badaro, Downtown, Batroun, Faraya, Ashrafieh.
Ces soirs aussi, Papa m’appelle. Mais ce n’est pas pour me dire de rentrer…
Il me demande de conduire doucement, de ne pas trop boire.
Il veut aussi savoir quel jour il va pouvoir me voir…
Autour de nous, ce sont les mêmes têtes que celles de notre adolescence.
Et après chaque soirée, il est l’heure de débriefer.
‘Hier soir, X a embrassé Y’,
‘Tu as vu comment elle était habillée ?!’,
‘Il ne m’a pas calculé de la soirée’,
‘Depuis qu’elle est partie, elle a changé…’
C’est bizarre…
Les années passent et pourtant, quand on rentre, c’est comme si le temps s’est figé.
Nos mauvaises habitudes nous reviennent vite.
L’art du ‘Gossip’ ne s’oublie pas.
On considère même que cela fait partie de notre culture.
On en rigole le plus souvent, et on y participe toujours.
Et cela ne devient un problème que quand les échos des rumeurs nous reviennent, et que c’est soudain notre nom qui résonne dans nos oreilles.
La toxicité libanaise…
Avoir 16 ans au Liban, un pur délice.
Un pur délice que nous essayons de prolonger.
Sauf que lorsqu’on rentre à 20 ans, la dégustation est limitée.
Loin du Liban, nous avons faim de rentrer.
C’est un besoin, une nécessité.
Pour recharger sa batterie, pour se rassasier du pays.
Sauf qu’à notre retour, le plaisir n’a duré que quelques courses et quelques soirées.
Nous redevenons jeunes, nous prétendons ne pas avoir de responsabilités, et nous nous amusons avec ce qui que nous ne sommes plus ‘chez nous’.
Les mêmes boucles qui tournent en boucle depuis déjà trop longtemps, desquelles nous ne sortons jamais.
Nous n’avons plus envie de manger libanais, parce que nous en avons déjà trop mangé.
Les marches du campus à notre petit appart commencent déjà à nous manquer.
Ne plus avoir de comptes à rendre, avoir l’opportunité de se réinventer…
Aimons-nous vraiment ce pays, duquel on se lasse à peine l’été passé ?
Encore une question à laquelle fait face le Libanais.
– Inès Mathieu