Assaad Chaftari avait 20 ans quand la guerre a commencé. Aujourd’hui, il a 67 ans.
Enfin, ‘a commencé’… Je n’aime pas dire ça, parce que la guerre commence bien plus tôt.
Il y a toute une histoire derrière ma volonté de participer à cette guerre civile.
Je la vivais déjà dans mon cœur, dans mon âme, dans la politique, dans les différences sociales.
Je vivais dans un milieu purement chrétien. Pour moi, l’Autre était le Musulman.
J’avais beaucoup de préjugés.
J’avais pourtant des musulmans dans ma classe. Mais ils étaient élèves des Frères, des Jésuites.
À mes yeux, ils ne représentaient pas le vrai Musulman. Lui, était mauvais.
Il était le saccageur, le sale, celui qui ne faisait rien de sa vie, le paresseux.
Ce n’était pas leur foi qui me dérangeait ; la foi ne pousse jamais à tuer l’autre.
C’était leur identité religieuse.
Il y avait aussi un aspect politique derrière mon raisonnement :
Tout d’abord, le Liban, pour moi, était à la mesure et à la dimension des chrétiens.
La grande erreur était cette idée de Grand Liban.
Je pensais qu’il fallait préserver ce Petit Liban, celui à la majorité chrétienne écrasante, celui sans excès des zones musulmanes.
Pour moi, les Musulmans ne croyaient pas en un Liban, en termes de pays définitif.
Ils le voyaient comme un hôtel, temporaire, qu’ils pourraient transformer à leur image.
Je ne comprenais pas. Pourquoi se sentaient-ils plus proches du Musulman d’Afghanistan, par exemple, que du Chrétien libanais d’à côté et de la cause libanaise, celle de la Suisse d’Orient ?
La Suisse d’Orient : cause libanaise, ou cause chrétienne ?
Comment se sentir proche de celui qui condamne une religion ? Pour être Libanais, et vivre sur la même terre qu’Assaad, fallait-il renoncer à ses croyances ?
Eux voulaient un Liban qui faisait partie du monde arabe, des causes Arabes et surtout de la cause palestinienne. Je ne comprenais pas. Nous n’avions rien à faire là-dedans.
Le civil Palestinien avait sa place chez moi, comme le civil Syrien aujourd’hui.
Leurs armées, non. C’est très différent.
Les clashs entre les Kataeb et les Palestiniens se multipliaient et l’armée libanaise avait été ordonnée de rester en retrait des combats.
Il était l’alerte rouge, le signe qui montrait que ça n’allait plus.
Pour moi, l’armée libanaise était une armée chrétienne.
Elle était censée protéger mon Liban : le Liban chrétien, les Chrétiens, l’occidentalisme libanais.
Pour Assaad, le Liban était chrétien. L’armée libanaise était une armée chrétienne.
Par-delà les armées étrangères, c’est la religion de l’autre qui a révolté Assaad.
Ce n’était pas sa nationalité, c’était la peur de ce changement démographique, la peur de perdre le pouvoir.
Une fâcheuse confusion entre fanatisme religieux et craintes identitaires.
Quand j’ai compris qu’elle n’était plus à la hauteur de mes attentes, j’ai décidé de prendre les choses entre mes propres mains.
J’avais décidé avec quelques amis et cousins, de commencer un mouvement à Alley, où nous passions nos étés : Le Front des Gardiens du Cèdre.
Nous tabassions les Musulmans et les Druzes de la région quand il fallait défendre un Chrétien.
Mais nous avions réalisé que c’était ridicule.
Des gosses, armés de bâtons, n’étaient pas capables de faire face à 30 000 soldats palestiniens.
J’ai honte qu’il y a 30 ans seulement, un jeune de mon âge a estimé ses actions ridicules
Par faute de ne pas avoir été assez efficaces
Pas ridicule de s’être acharné sur son voisin, en raison de sa confession.
Nous nous étions donc résolus à rejoindre de groupes qui étaient déjà sur le terrain.
Nous avions rejoint les Kataeb.
C’était assez dérisoire…
Nous participions à des entraînements de deux ou trois jours en s’imaginant qu’une fois sortis, nous étions prêts à faire face à tout danger.
Nous avions l’impression d’être des Arnold Schwarzenegger.
Des jeunes de 20 ans qui se préparent à la guerre, qui s’entraînent comme si leurs armes étaient inoffensives.
Sauf que la guerre n’est pas fictive, et que chaque balle tirée peut être meurtrière.
Arnold Schwarzenegger, le film terminé, n’est pas responsable de meurtre.
Le jeune de 20 ans, lui, reste hanté par ses souvenirs de guerre, ceux qui l’habiteront toujours, puisqu’il a 67 ans aujourd’hui et qu’il ne sera jamais innocent.
Le 13 avril 1975, j’avais reçu un appel en rentrant de la messe.
On m’avait dit d’allumer la télé.
En temps normal, on ne pouvait regarder la télé que de 6h30 à 11h.
C’est comme ça que j’avais su qu’il s’était passé quelque chose de très grave.
Attentat de Ain el-Remmaneh, où 22 Palestiniens perdent la vie.
13 avril 1975 : le Liban bascule dans la guerre.
Nous pensions que ça allait être une affaire de cinq jours. Ça a pris 15 ans.
Et je me demande toujours si c’est vraiment fini.
15 ans. 250 000 morts.
Moi aussi je me demande si c’est vraiment fini.
Au fil des années, j’avais réussi à finir mes études et à officiellement devenir ingénieur électromécanicien.
J’avais travaillé dans la télécommunication pour rénover une station de radio qui allait nous permettre de nous adresser aux résistants.
J’avais aussi été entraîné sur l’usage de l’artillerie de mortier.
Mais mon vrai poste de guerre avait commencé quand un ancien camarade de classe de Bashir Gemayel avait eu l’idée de former un service de collecte de presse et de renseignement.
J’avais été un des premiers à le rejoindre.
Lui a perdu la vie en 1976. Moi, j’ai continué dans les services de renseignements jusqu’en 1986.
Mon travail consistait à beaucoup :
D’une partie, la collecte de renseignements, le terrorisme, le contre-terrorisme, l’espionnage, le contre-espionnage, les écoutes téléphoniques et radios, l’analyse et la recherche.
D’une autre, les bombes, les assassinats, les kidnappings…
J’étais un des responsables chargés de décider du sort de ceux qui nous avions arrêtés.
Je m’étais promis, et je crois avoir tenu ma promesse, de ne pas tuer des civils pendant cette guerre.
Ne pas les tuer délibérément en tout cas.
Il y a eu beaucoup de dommages collatéraux.
Mais je faisais de mon mieux pour qu’il n’y en ait pas.
Dommages collatéraux : une mère, un père, un enfant, un ami, un voisin…
Une vie.
Quelque part, je pense que nous étions tous devenus schizophrènes.
Il y avait le ‘moi’ civil, et le ‘moi’ de la guerre.
J’étais capable de donner l’ordre d’abattre toute personne qui avait pris les armes contre nous.
Bien sûr, je lisais attentivement l’interrogatoire et je faisais attention aux détails avant de prendre ma décision.
Pour moi, je servais une cause sacrée, un pays sacré.
Je remplissais ma mission et elle était semblable à celle du soldat au front.
Dans le fond, ce n’était pas le fait de donner des ordres qui étaient graves.
C’était le fait de le faire en ayant la conscience tranquille.
On remplaçait le terme ‘tuer’ par une dizaine de mots :
« Za7to, Saffi, Khalil rou7 ya3mol ski… »
Peut-être inconsciemment pour nous alléger la conscience.
Lâcheté. Minimiser la mort par cette dizaine de mots, par égoïsme.
Lâcheté. Condamner un Homme non pas à sa mort, mais à « être envoyé skier ».
Honteux.
La guerre n’est pas honorable. Les derniers moments de nos morts n’ont pas été dignes.
Telle est la réalité, la cruauté des combats. Aussi cru que cela peut sembler. Aussi difficile que cela est à lire.
Aujourd’hui, avec du recul, je réalise que je n’ai pas les mains propres.
Elles sont d’abord salies du sang de ceux que j’ai moi-même tués.
La première fois que j’ai retiré la vie à quelqu’un était pour me prouver auprès de mes camarades.
Avant de pouvoir donner l’ordre de tuer, il fallait que je tue moi-même.
Mes mains sont aussi salies du sang qui a coulé après chacun de mes ordres.
Je suis aussi responsable de chacune des consciences, ruinées, des soldats qui devaient m’obéir.
Responsable de leurs consciences mais aussi de celles des Autres.
Quand ils tuaient, c’est quelque part aussi parce que nous leur avions inspiré cette violence.
Je suis responsable de tout ce monde…
La guerre est laide. Mais la guerre civile est pire.
Parce que l’ennemi est incognoscible. L’ennemi et l’ami se confondent. Nous ne savons pas sur qui l’arme sera pointée demain.
Deux causes, deux soldats, deux consciences : une vie pour une autre.
Un Libanais contre un autre.
Une guerre
Civile.
Il y a tellement de choses dont je peux parler, tellement de choses que j’ai vécues durant ces années.
Tellement d’attaques, de massacres, un exil forcé, une attaque contre le convoi dans lequel je roulais.
J’avais vu ma vie défiler devant moi.
Tellement de laideur et de pertes.
Mais, à ma surprise, dans le tumulte d’une guerre qui me paraissait infinie, une lueur au bout du tunnel commençait à briller.
Plus tard, après des années de violence, d’exil, d’errance et de survie, ma femme et moi sommes rentrés en contact avec un mouvement qui s’appelle aujourd’hui Initiatives et Changement.
Ils parlaient de paix, d’amour, d’entente humaine.
J’avais trouvé ça bizarre en pleine guerre.
Mais petit à petit, j’avais réalisé que j’avais en face de moi
Des purs, des innocents.
Ils menaient leurs vies selon les critères moraux : l’honnêteté, le désintéressement, l’amour et la pureté des intentions et de la Chair.
Ils m’avaient demandé :
« Tu espères changer le monde et les Libanais. Changer le chrétien et le musulman. Es-tu prêt à changer toi-même ? »
Toi, le Libanais qui appartient à une tout autre génération
Toi, qui a grandi dans un pays où les frontières ne sont plus tangibles, où tu n’es jamais devenu soldat,
Toi qui te revendiques ouvert d’esprit,
« Toi, qui espères changer le monde et les Libanais, changer le chrétien et le musulman, es-tu prêt à changer ? »
En me regardant dans la glace, j’avais été choqué de voir un monstre avec les mains ensanglantées face à moi.
C’est là que le long chemin du changement a commencé.
Et c’était une guerre bien plus difficile que celle à laquelle j’avais participé.
À mon sens, la différence entre le criminel et la victime est ce moment particulier :
Lorsqu’il se regarde dans la glace et qu’il fait face à son reflet.
Celui qui ne voit devant lui qu’un homme noble qui n’a tué que par obligation morale est le vrai coupable.
Celui, qui est assez courageux pour reconnaître la monstruosité de son acte peut être considéré victime.
Victime de son éducation, de la société dans laquelle il a grandi.
Victime d’avoir tué, de s’être tué.
Ce moment est décisif : laisser un passé obscur définir le reste de sa vie ? Ou avoir le courage de changer ?
C’est une guerre bien plus difficile que celle à laquelle Assaad a participé.
C’est un combat personnel, où une machine de guerre fait face à un homme.
Le soldat contre sa propre humanité, contre sa propre culpabilité.
J’ai rencontré l’Autre : le musulman, le Palestinien, le gauchiste, le pro-palestinien, l’autre chrétien.
Il a pris un nom, un visage. Ça a humanisé l’ennemi pour moi.
J’ai découvert qu’il n’était pas Monstre, pas Démon, qu’il ne faisait pas d’enfants dans le seul but de les envoyer vendre du chewing-gum sur le trottoir, ou pour nous subjuguer en nombre.
J’ai découvert que lui aussi rêvait d’un monde et d’un Liban meilleur, qu’il espérait vivre bien – ni dans la pauvreté, ni dans la saleté.
J’ai appris à l’écouter et à essayer de le comprendre.
Et c’est quand j’ai appris à l’aimer que j’ai réalisé qu’il n’y avait plus d’Autre…
Nous aussi sommes victimes et produits de la société libanaise. Nous avons été bercés de préjugés, d’a priori.
Cette notion de l’Autre découle pourtant d’une réflexion très personnelle.
Elle est le fruit de nos propres craintes, de nos faiblesses, de nos inquiétudes.
Elle inspire la violence, la haine, cet instinct de survie, cette envie de se défendre.
Regardons-nous dans la glace, faisons face à cet Autre.
‘C’est quand j’ai appris à l’aimer que j’ai réalisé qu’il n’était plus.’
Mais c’est un événement très particulier qui m’a fait réaliser que ce n’était pas assez :
L’ami de mon fils de 12 ans lui avait raconté qu’à chaque fois qu’il passait devant une mosquée, il en était dégoûté au point de vomir.
J’avais eu très peur. Mon fils unique, mon fils adoré…
Je ne voulais pas qu’il me ressemble.
Alors, ce jour-là, je lui ai raconté toute ma vérité.
Un père terrifié à l’idée que son fils lui ressemble.
Les vraies conséquences de la guerre.
J’ai ensuite décidé de rédiger une lettre de pardon adressée à tous les Libanais, morts ou vivants, chrétien ou musulman.
Une lettre de pardon qui m’était aussi destinée…
Depuis, je me suis dédié à la rédemption.
À travers Fighters for Peace, par exemple.
Nous avons réuni une soixantaine d’anciens combattants.
Ce n’est pas un club alumni de la guerre civile.
C’est une thérapie.
Pour nous d’abord, mais aussi pour la société libanaise.
Parce que si nous arrivons à nous asseoir dans la même pièce, alors que dans le passé nous nous tirions dessus, tout le monde est capable de le faire.
Ça choquera peut-être grand monde, mais aujourd’hui, je ne suis ni Libanais, ni Chrétien en priorité.
Je suis être humain d’abord.
Vient mon pays ensuite.
Vient enfin la tentative de vivre mon christianisme.
Parce que c’est en étant humain qu’on est réellement chrétien.
Si j’ai réussi à changer, c’est que même la pire personne en est capable.
Je suis une femme de 20 ans et pourtant je n’ai pas eu peur de m’asseoir face à Assaad, un ancien combattant, pendant qu’il me racontait ses crimes de guerre.
D’abord, parce que je faisais face à un homme qui a dédié le reste de sa vie à sa rédemption, à sa guérison.
Parce que son message est important.
Mais aussi parce que nous vivons dans un pays qui regorge d’anciens combattants.
Parce qu’ils marchent parmi nous, qu’ils mangent à nos tables.
Beaucoup d’entre eux n’ont jamais essayé de guérir de leur passé.
Dans la solitude de leurs silences, ils ont secrètement tourné la page, sans plus jamais en parler.
Allez visiter Fighters for Peace, écoutez les différents récits et les différentes expériences de ces anciens combattants.
Des visages sur notre passé, des récits qui complètent ceux que nous avons choisi de croire, qui nous ont été relayés.
« Assaad, penses-tu que la guerre avait un sens ? »
Je pense toujours que la guerre n’était pas totalement infondée.
Il fallait qu’on protège le Liban contre la mainmise palestinienne.
Sans nous, aujourd’hui, le Liban serait Palestine.
C’est quand la guerre est devenue quête vers le pouvoir qu’elle a perdu sa signification.
Entre les morts, les survivants, les traumatismes, les horreurs,
La guerre a perdu de son sens.
Il reste important de comprendre pourquoi elle a débuté.
Si je pouvais m’adresser à cette nouvelle génération de Libanais, je leur dirais de ne croire personne, même ce que je raconte moi-même.
Vérifiez par vous-même ce que vous entendez sur l’histoire du Liban,
Sur l’Autre.
Allez vérifier auprès de lui.
Lisez, écoutez les différentes versions.
Faites-vous votre propre opinion.
La violence n’est jamais le moyen de changer les choses. Elle crée un cycle infernal qui n’a pas de fin. Elle se transmet entre les gens et à travers les générations.
Rien n’est prédestiné.
On peut toujours inverser la situation en changeant des âmes et des cœurs.
L’amour est la seule solution à nos problèmes.
Comment avoir un avis sur une histoire que nous ne connaissons pas complètement ?
Comment évoluer au-delà de la guerre civile, de la séparation, de la violence ?
Lisez, écoutez, apprenez.
Faites-vous votre propre opinion.
– Inès Mathieu