Au cas où…

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Je ne sais pas comment nous en sommes arrivés là.


Je réalise aujourd’hui que je n’ai jamais vraiment connu la paix.


Il y a quelques semaines, tout allait ‘bien’.
Ma famille prévoyait un voyage à Londres, pour nous rendre visite.
J’avais déjà hâte de rentrer pour Noël.


« Tout allait bien. »
C’est tout libanais.


Non, cela fait longtemps que tout ne va pas bien.
Cette page existe parce que les choses ne vont pas bien. Parce qu’il y a trop à dire.
Parce que quelques mots ne suffiront jamais pour écrire tout ce qui va mal.


Quand je dis ‘tout va bien’, c’est-à-dire que pendant quelques semaines, je n’ai pas eu peur pour la vie de mes proches.
Pendant quelques semaines, courtes.
Parce qu’aujourd’hui, j’ai peur.
Encore.


Ma famille prévoyait un voyage à Londres.
Leurs billets ont été pris.
Les réservations ont été faites.
Toutes, sauf une.
Leur chambre d’hôtel.


Une réservation d’hôtel ne peut s’annuler que 48 heures plus tôt.
Sauf que, quand on vient du Liban, 48 heures, ce n’est pas assez.
Comment savoir, 48 heures avant un voyage, qu’il n’y aura pas de guerre ?


J’écris cette phrase en rigolant.
Parce que les Libanais qui lisent, savent.
Les autres doivent nous prendre pour des fous.


C’est drôle, vraiment, l’injustesse du monde.


Je m’explique alors, pour les chanceux qui ne comprennent pas :
En 48 heures, les bons politiciens du pays pourraient décider d’attaquer.
En 48 heures, l’aéroport pourrait être détruit.
En 48 heures, les écoles pourraient fermer.
En 48 heures, la connexion internet pourrait être complètement perdue.
En 48 heures, les déplacements pourraient devenir impossibles.
En 48 heures, un pays pourrait être en guerre,
Et la vie de son peuple, complètement figée.


J’essaie d’alléger la situation (mon angoisse aussi).
Je propose à ma famille (supplie même) de venir plus tôt à Londres.
« Au cas où. »


Je fais même une petite blague, et je leur donne un nom :
Réfugiés Politiques.


Mon père me répond qu’ils ne quitteront pas tout, juste pour un ‘au cas où.’
Que s’ils partaient à chaque fois que la situation était incertaine, ce ne serait pas une vie.
Une vie digne.


Il renchérit sur ma blague et me dit :
Si l’aéroport ferme, nous ne serons pas Réfugiés Politiques.
Plutôt,
« Victimes Politiques. »


Ce n’est plus drôle.
Une vie digne est une vie où 48 heures suffisent pour savoir si l’on veut annuler.


Je suis peut-être égoïste,
Mais une vie digne est une vie où nous ne sommes plus ‘victimes.’
Nous sommes déjà victimes d’assez.
Mes parents ont déjà été victimes de trop.
Mon frère est trop jeune pour devenir victime de plus.


Je sais, nous sommes censés résister. Nous ne sommes pas censés fuir.
Je sais, notre terre est sacrée. Nous devons nous battre pour la préserver.
Je sais tout ça, et pourtant,
Je le dis honnêtement,
Il y a des prix que je ne suis pas prête à payer.


J’aime mon pays plus que personne ne peut l’imaginer.
J’aime nos villes et nos villages,
Nos montagnes, et notre mer,
Notre peuple, et notre vie là-bas.


Mais je ne l’aime pas assez pour sacrifier plus.
J’ai déjà beaucoup donné au Liban.
Je ne lui donnerai pas mes bien-aimés.


Je ne l’aime pas assez pour supporter encore longtemps cette angoisse, cette incertitude.


C’est injuste, vraiment,
Qu’un peuple aussi bon que le mien soit constamment forcé de vivre effrayé.
Terrorisé de ce qui pourrait arriver demain.
Jugé presque fou d’oser prévoir un futur,
Quand il vit sur une terre où tous les futurs sont incertains.


Ma mère a stocké la maison de nourriture, Au cas où.
Ils ont acheté un internet par satellite, Au cas où.
Leurs sacs sont déjà rangés pour fuir, Au cas où.
Des billets d’avion sont pris, Au cas où.


Et ils sont les chanceux, parce qu’ils ont les moyens et le bon passeport pour prévoir un au cas où.


Est-ce une vie digne ?


Attendre de Peut-être Mourir.
Est-ce digne ?


Et les autres ?
Ceux qui prédisent, impuissants,
Ceux qui ne peuvent préparer l’« au cas où, »
Ceux-là,
Ne comptent-ils pas ?


Et mes grands-parents, trop vieux pour commencer une vie ailleurs,
Déjà fatigués d’avoir survécu à deux guerres, et d’avoir eu peur d’en vivre encore,
Ne comptent-ils pas ?


Et ma tante, déjà handicapée par l’explosion,
Qui ne peut plus courir se réfugier, au cas où,
Ne compte-t-elle pas ?


Et tous ceux qui viennent à peine de reconstruire,
Et qui sont encore loin d’avoir guéri de leurs traumatismes ?
Et… Et… Et…   

Si ce n’est pas la guerre qui nous tuera,

C’est l’angoisse.

L’angoisse d’être Libanais,

Et de venir d’une terre qui ne connaîtra et qui n’a jamais connu la paix.

Et par-dessus l’angoisse, de la culpabilité.

Nous sommes victimes de beaucoup, mais pas d’assez.

À une frontière plus loin, des familles effacées…

– Inès Mathieu