En temps habituels,
Revenir au Liban pour les vacances, c’est ne plus vouloir en repartir.
Revenir pour les vacances, parce qu’il n’y a pas de plus belles vacances que celles passées ici, à la maison.
C’est l’adrénaline qui nous vient quand on vibre avec Beyrouth, avec ses rues, ses habitants.
C’est retrouver sa famille, ses amis, laissés derrière, alors que nous sommes partis.
C’est ce sentiment d’appartenance qui nous donne l’impression d’avoir retrouvé notre place dans le monde.
Mais c’est aussi cette haine, de devoir repartir. Cette haine, parce que toutes les vacances ont une fin.
C’est savoir que la réalité va faire retentir les cloches annonçant la fin de l’été à tout moment.
Et c’est ainsi donc, cette envie de profiter. D’absorber chaque minute de chaque moment que le Liban nous offre.
En temps habituels…
Mais en ces temps malheureux que connaît le pays,
Le retour en cet été 2021 a été une toute autre expérience,
Un bouleversement.
Je suis rentrée pour les ‘vacances’, avec la peur de rentrer pour la dernière fois au Liban.
Parce que je ne savais plus si l’été prochain mon pays allait encore tenir debout.
Je suis repartie du pays avec d’autant plus d’inquiétudes. Parce que je n’ai pas l’impression d’être rentrée chez moi.
Parce que je n’ai pas retrouvé mon ‘chez moi’. Je n’y avais plus ma place.
Je n’ai pas reconnu cette terre sur laquelle mon avion a atterri.
Ni ces routes sur lesquelles j’ai essayé de rouler.
Je n’ai pas reconnu mon peuple, normalement réputé pour sa joie de vivre, maintenant réduit à une nation blasée concentrée sur la survie.
Je n’ai pas reconnu ma ville, Beyrouth. Normalement, vibrante. Aujourd’hui éteinte.
Chaque ruelle d’Ashrafieh m’a rappelé des moments précieux de ma jeunesse.
Et pourtant, j’ai eu l’impression d’être devenue un imposteur.
J’ai eu l’impression de m’être retrouvée dans un autre endroit.
Un endroit que je ne reconnaissais plus. Comme si je n’y avais jamais vécu.
Parce que plus rien de nous est familier dans ce nouveau Liban.
Ce n’est pas là que j’ai grandi, que j’ai appris, que j’ai aimé, que j’ai découvert la vie « à la libanaise ».
Aujourd’hui la Man’ouché du coin de ma rue n’a plus le même goût.
Le Liban n’a plus le don d’envoûter celui assez chanceux de s’y être retrouvé.
Et ça fait mal à voir. Mal à vivre.
Et alors que nous faisons toujours notre deuil de ce que nous avons perdu ces dernières années,
Nous ne nous sommes pas arrêtés pour réaliser que nous étions en train de perdre bien plus.
Parce que nous ne savions pas qu’il était possible de perdre plus.
Nous pensions avoir touché le fond, mais le fond s’avère être encore loin.
Et la chute toujours plus longue.
Nous sommes en chute libre depuis plusieurs années maintenant.
Nous fermons les yeux pour ne pas voir la fin arriver. Parce que l’impact fait peur.
Et s’écraser fait mal. Mais nous tombons de très haut.
L’arrivée au bas va nous être fatale.
Il ne restera plus que le lointain souvenir d’un peuple bercé dans l’insouciance et la joie de vivre.
Même pas l’écho de nos cris, parce que nous ne crions pas. Nous avons déjà abandonné.
Nous sommes déjà réduits au silence.
Un silence profond parce que nous sommes conscients de notre destin malheureux,
Parce qu’il n’y a pas de fin heureuse au Liban.
Je me demande comment nous en sommes arrivés là.
Cet été, j’ai regardé autour de moi.
Les larmes me sont montées aux yeux.
J’ai eu envie de hurler. D’attraper les gens. De les secouer. De les réveiller.
Je ne vis pas là, moi.
Moi, l’été terminé, je m’envole ailleurs, à l’étranger.
Et pourtant je suis enragée.
Je suis enragée de voir mon pays réduit à cela.
Je suis enragée de voir mon peuple mourir devant mes yeux.
Une mort lente, douloureuse, cruelle même… Parce qu’elle n’est pas méritée. Une mort injuste.
Nous méritons plus, tellement plus.
Nous méritons d’être heureux ici et pas ailleurs.
Nous méritons le droit de rester.
L’envie de rester.
Normalement, quand nous rentrons au Liban nous essayons de retarder notre départ au maximum.
Cet été, le compte à rebours pour partir a commencé dès l’avion atterri.
Chaque matin, à l’annonce de mauvaises nouvelles, je me rassurais en me disant que j’étais un jour plus près qu’hier de partir.
Mais la pression était lourde.
Chaque pilier du pays s’est écroulé. Un à un. Mais rapidement.
L’impact approche.
Et je n’ai pas eu envie d’être là, quand le fond deviendra visible.
Pour la première fois, j’ai avancé mon départ.
Parce que je n’étais plus sûre de pouvoir survivre à un jour de plus ici…
Parce que l’incertitude était devenue trop pesante.
Je suis partie plus tôt.
Une première
Pour un été passé au Liban…
Mais je ne suis pas partie toute seule.
Nous avons tous écourté nos ‘vacances’ le cœur lourd.
Le cœur lourd, parce qu’il nous était impensable de devoir un jour le faire.
Beaucoup sont partis alors même qu’ils n’avaient pas prévu de quitter le pays.
Parce que pour la majorité des Libanais partir est la seule façon de survivre.
Et quand nous sommes assez chanceux d’avoir les moyens de fuir, celui qui reste est un suicidaire. Parce que la mort approche.
L’exil. Encore, et toujours.
Quand le pays a besoin de sauvetage pour une nouv–lle et énièmes raisons, qui appeler ?
Les expatriés, bien sûr…
Seul espoir libanais.
– Inès Mathieu