« Les cafards sont les insectes les plus connus pouvant survivre à l’apocalypse »
Les Libanais aussi, ont la réputation de la résilience. De pouvoir survivre.
À l’apocalypse même, nous pensions.
Ces deux dernières années, nous avons survécu à beaucoup. À plus que nous le devrions.
Nous avons montré que notre réputation était méritée.
Mais à quel prix ?
La situation ne fait que s’empirer. Et quand nous pensons avoir touché le fond, nous tombons toujours plus bas. Et la chute est toujours plus violente.
Chaque matin, nous avons la hantise de nous réveiller. Parce qu’aujourd’hui, au Liban, le café matinal ne s’accompagne que de mauvaises nouvelles. Et qu’à l’heure du réveil, il est temps de réfléchir.
Comment survivre à ce coup de plus ? Comment se relever ?
Les matins, le sourire se fait rare.
Combien de temps faudra-t-il pour que le Libanais comprenne qu’il n’est pas cafard ?
Nous ne sommes pas censés vouloir survivre à tout. Nous ne sommes pas censés essayer de survivre à tout. Nous ne sommes pas censés avoir à penser « survie » quand nous devrions plutôt penser à vivre, tout simplement.
Nous méritons plus que le destin d’un cafard. Nous méritons une réputation digne de nous. Pas celle d’un insecte qui rôde dans la crasse.
Durant la révolution, nous comparions le Liban à un Sphinx qui renaîtra de ses cendres.
Seulement, comment renaître de cendres que les Libanais ont déjà balayé sous la table ?
Il n’y aura pas de résurrection tant que le Libanais acceptera un destin fatal, qu’il ne mérite pas.
Il n’y aura pas de résurrection tant que le Libanais sera résilient.
Nous méritons plus. Nous sommes plus.
Alors non, je ne veux plus être résiliente.
Je dis NON.
Non, à faire la queue cinq heures pour de l’essence.
Non, à attendre l’électricité chez moi, dans la chaleur du mois d’Août.
Je dis non, à accepter qu’elle ne revienne presque jamais.
Non.
Je dis non, à penser à de belles initiatives comme les restaurants qui proposent leur emplacement pour charger nos portables.
Non, je ne les trouve pas belles, ces initiatives. Elles me répugnent. Parce que nous ne sommes pas censés en arriver là.
Et nous ne sommes pas censés l’accepter. Nous ne sommes pas censés nous adapter.
Non.
Je ne peux plus supporter le mensonge.
Parce que si les Libanais sont résilients, ils sont aussi menteurs.
Le doigt n’est pas seulement à pointer dans la direction d’un gouvernement corrompu.
Non.
Le doigt est aussi à pointer dans la nôtre.
Parce que pendant que le Cèdre se décompose, branche par branche, nous faisons la fête tous les soirs. Nous mangeons dans les meilleurs restaurants. Nous acceptons de payer des prix absurdes.
Oui, nous en avons les moyens. Oui, nous « pompons de l’argent dans l’économie ».
Oui, nous avons besoin d’oublier ce qui se passe autour de nous.
Nous sommes humains. Nous cherchons tous à être heureux.
Nous cherchons tous la joie de vivre. Et quand nous y avons accès, ne serait-ce que pour quelques heures, nous nous y attachons. Comme des aimants.
Mais, nous ne sommes finalement que des menteurs.
Quand il fait jour, nous sommes tous des activistes.
Mais la nuit tombée, nous devenons tous acteurs. Il devient l’heure de jouer. Il est l’heure de faire semblant que nous vivons toujours dans ce Liban réputé pour ses soirées, pour ses fêtes, pour son peuple, le peuple le plus heureux de l’humanité.
Mais y vivons-nous toujours ? Y avons-nous déjà vécu ?
Détrompez-vous, je fais partie de vous. Les hypocrites du Liban.
Parce que nous, nous n’avons pas eu besoin de nous adapter, jusqu’à présent.
Nous n’avons pas fait la queue de cinq heures, jusqu’à présent.
Nous n’avons pas subi de coupure de courant, jusqu’à présent.
Nous n’avons jamais été refusé dans un hôpital, jusqu’à présent.
Nous n’avons jamais regardé de facture en étant subjugués par les prix, jusqu’à présent.
Nous avons été chanceux, jusqu’à présent.
Et c’est quand notre tour est arrivé que nous avons commencé à comprendre.
Ce n’est que quand nous avons commencé à souffrir que nous avons ouvert les yeux. À contre-cœur.
Oui, il est clair maintenant, que nous ne vivons pas dans la Suisse du Moyen-Orient.
Mais la triste vérité n’est autre que nous n’y avons jamais vraiment vécu.
Si nous souffrons aujourd’hui, c’est parce que beaucoup souffrent depuis longtemps.
Et aujourd’hui, ce ne sont pas eux les cafards. Eux, sont déjà achevés. Eux, ont déjà abandonné.
Ce sont nous.
Nous essayons de tenir aussi longtemps que nous le pouvons à cette image que nous avions. Nous essayons de nous convaincre qu’il est encore là, notre Liban. Qu’il nous reste quelque chose. Qu’il y a encore de l’espoir.
Que ce qui se passe dans la journée n’est que temporaire. Que même si au réveil, les mauvaises nouvelles défilent sur nos écrans, c’est la nuit tombée, quand la musique s’entend de tous les coins du Liban, qui représente la vraie image de notre pays.
Un pays de bons vivants. Un pays qui vibre et qui fait vibrer tout ce qui l’entoure. Le pays où la table à manger est longue. Celui de la générosité.
Mais je suis désolée de vous l’annoncer, le Liban d’aujourd’hui est malheureusement celui qui accompagne nos réveils et nos cafés.
Il est là le vrai Liban. Et il était temps que nous faisions sa connaissance.
Parce qu’avant de se sauver il faut savoir où est le danger.
Parce que le déni ne peut pas durer pour toujours.
À tous les cafards d’Orient, bonne chance.
L’apocalypse libanaise est en cours.
Et ce n’est que dans l’éveil que la solution se trouve.
– Inès Mathieu