La saison du retour des exilés

Posted by:

|

On:

|

Ces soirs d’été…

Ces soirs d’été, où nous sommes tous réunis sous le même ciel libanais.

Ces soirs d’été, où le soleil s’est couché, sur Beyrouth, Batroun, la Méditerranée.

Nous y sommes tous, dans le même pays,

Enfin réunis.

Ces soirs d’été, où nous ne nous parlons pas en vidéo,

Où nous sommes debout face à face.

Nous sommes rentrés, c’est enfin la saison,

La saison du retour des exilés.

Ces soirs d’été, où

Nous dansons sur les tables,

Nous buvons sans plus compter,

Nous chantons ensemble, comme si le soleil n’allait plus jamais se lever.

Ces soirs, où c’est la compagnie qui fait la soirée. Cette compagnie qui a tant manqué.

Cet été, la saison des retours semble plus précieuse, comme si on se doit d’en profiter. Comme si chaque seconde doit compter.

Parce que nous avons tous l’impression que cette saison est la dernière,

Et que plus jamais nous ne serons tous réunis, ensemble, en même temps,

Sous ce ciel qu’on adore,

Le ciel de Beyrouth.

Cette saison est précieuse.

C’est peut-être la saison des derniers retours.

Le Liban est en train de s’écrouler. Et nous avons l’impression d’avoir été rappelés.

Rappelés pour le fêter une dernière fois. Comme pour lui souffler ses dernières bougies.

Alors nous rentrons, un à un.

Certains ont hâte, d’autres ont peur.

Nous ne savons pas dans quel Liban nous revenons, et nous ne savons pas si nous allons y reconnaître le pays où nous avons grandi.

Mais…

Ces soirs d’été…

Où nous sommes tous réunis sous le même ciel libanais…

Ces soirs d’été, où

Nous ne sommes pas énervés,

Pas étonnés devant le montant de la facture,

Pas frustrés à cause de l’état de nos routes,

Pas anxieux de trouver de l’essence pour rentrer.

Ces soirs d’été où la coupure de l’électricité ne nous importe pas.

Ces soirs d’été, où nous ne sommes plus victimes du 4 août,

Où personne ne raconte de récits de survie.

Ces soirs d’été où nous ne sommes plus des activistes de la cause libanaise,

Où nous ne parlons pas politique ou social ou religion ou révolution.

Ces soirs d’été, où nous sommes tout juste des libanais,

Rentrés.

Ce sont ces soirs d’été qui sont la raison de nos retours.

Certains nous qualifieront d’hypocrites. D’autres jugeront notre déni.

Et je ne leur en veux pas. Le temps presse pour le Liban…

Les billets que nous versons vers ces soirs d’été auraient pu nourrir une famille, aider quelqu’un dans le besoin, être investis dans la cause libanaise.

Je ne leur en veux pas de nous juger.

Mais je leur demande de nous comprendre.

Nous avons décidé d’être dans le déni. Nous avons décidé d’oublier pour quelques instants que le Liban n’est plus celui que l’on connaissait.

Nous avons décidé de faire impasse sur tout ce qui se passe.

Oui, parce que nous avons encore les moyens d’oublier.

Oui, parce que nous faisons encore partie des chanceux qui ont pu s’enfuir, revenir, et qui ont encore les moyens de sortir.

Mais surtout parce que nous sommes déstabilisés.

Ces soirs d’été nous rappellent pourquoi nous sommes si fiers d’être libanais.

Ces soirs d’été nous font revivre,

Ils nous redonnent espoir.

Ils nous rappellent pourquoi nous nous battons constamment,

Pour qui, pour quel Liban.

Ils sont la définition de la joie de vivre typique libanaise,

Celle qui ne prend sens que quand nous sommes tous réunis,

Que grâce à la compagnie.

Ils sont le Liban de demain,

Celui d’une génération heureuse, et fière de danser sous un ciel propre à elle.

Et dans un Liban qui nous déçoit tous les jours de plus en plus,

Dans un Liban qui ne nous permet plus de baisser nos gardes,

Qui nous oblige à toujours être prêt au pire,

À être en état d’alerte constamment,

Dans un Liban qui ne nous ressemble plus,…

Ces soirs d’été sont la seule raison qui nous donne envie de rester,

De nous battre,

De crier plus fort,

De ne pas abandonner…

Laissez-nous vivre un peu plus dans notre déni.

Nous sommes peut-être naïfs, nous sommes peut-être insensibles.

Mais permettez-nous d’être égoïstes, quelques instants de plus.

Bientôt, nous ne pourrons peut-être plus jamais danser sous le ciel de Beyrouth.

Alors laissez-nous profiter.

Et si, par malheur, ce retour des exilés est bien le dernier…

Ces soirs d’été,

Dansez plus fort, chantez plus haut,

Soyez toujours accompagnés.

Profitez de nos mers, et de nos montagnes.

Roulez sur nos routes,

Allez du plus haut nord, au sud le plus bas.

Allongez les nuits, ne regardez pas les aiguilles.

Ne faites pas attention au temps. Les journées sont illimitées.

Ces soirs d’été,

Vivez. Complètement. Sans culpabilité.

Tant que vous le pouvez encore,

Soyez Libanais.

– Inès Mathieu