4 Août 2023

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3 ans depuis le 4 août 2020.

36 mois.

156 semaines.

1096 jours.

Les années passent. Et la distance entre notre présent et le 4 août 2020 augmente.

Pourtant,

244 morts.

Ce nombre,

244,

Ne change pas.

Nos morts sont morts.

Les blessés, cicatrisés à jamais.

Beyrouth, pour toujours le 4 août 2020.

Le Liban, pour toujours le 4 août 2020.

Trois ans et

La force de l’explosion fait encore pression.

Les fenêtres explosent encore.

Les verres s’entendent encore.

Les larmes coulent toujours.

Et le sang,

Le sang coule toujours.

La justice, pas encore rendue.

Les Secondes, Les Minutes,

Les Jours, Les Semaines,

Les Mois, Les Années passent.

18:07 figé sur nos montres.

4 août 2020.

Quand je repense à ce jour, je repense à ma mère.

Je repense à ses appels auxquels je n’ai pas pu répondre à cause du manque de service.

Je repense aux quelques mètres qui nous séparaient et qui paraissaient comme impossible à surmonter, comme si je n’allais jamais la retrouver.

Je repense à elle qui traverse la porte détruite de notre maison.

Je repense à comment elle m’a serrée dans ses bras, comme si elle n’allait plus jamais me lâcher.

Je repense à ses pleurs, à ses cris, à ses prières.

Je repense à la détresse dans son regard.

Ses yeux…

Ma mère a les plus beaux yeux du monde.

Le 4 août 2020, elle n’avait pas de beaux yeux.

Quand elle m’a vue, quand elle était enfin avec moi,

Elle m’a regardée comme si j’étais miraculée,

Comme si j’étais morte et ressuscitée.

Elle m’a regardée comme si elle m’avait déjà perdue 100 fois dans sa tête, mais que je lui étais revenue.

Et ce regard, le regard d’une maman qui a pensé avoir perdu son enfant,

Ce regard ne s’oublie pas.

Il ne s’oubliera jamais.

Les premiers mots qu’elle a prononcés dans mon oreille,

Quand elle me tenait fort sans vouloir lâcher prise,

Les premiers mots, mêlés à ses pleurs et à une sorte de douleur qu’on ne peut imaginer :

« J’ai cru que tu étais morte ».

Je ne suis pas maman.

Pourtant, je sais.

Je sais que ces mots font partie de ceux qui sont les plus difficiles à prononcer pour un parent.

Je sais que ce sont le pire cauchemar de ceux qui ont des enfants.

Je sais que je n’oublierai jamais sa voix pendant qu’elle les prononçait.

Que je n’oublierai jamais ses yeux mortifiés.

Le 4 août 2020,

Ma mère a cru que j’étais morte.

Et pour ces quelques heures d’agonie qu’elle a vécues,

Je ne pardonnerai jamais.

Pour chaque vase cassé,

Pour chaque photo perdue,

Pour chaque million de verres qu’on a ramassés,

Pour tous les débris,

Pour toute la destruction,

Pour toutes les cendres,

Pour chaque insomnie,

Pour chaque cauchemar,

Pour chaque sursaut,

Pour chaque message envoyé,

Pour chaque appel qu’on a dû passer,

Pour chaque larme pleurée,

Pour chaque seconde où l’on a cru que quelqu’un était décédé,

Pour ces minutes où j’ai cru être devenue orpheline,

Pour la voix de ma sœur au téléphone quand j’ai enfin pu répondre,

Quand elle a su que j’étais vivante,

Pour mes tantes, et pour le sang qu’on a essuyé de leurs murs,

Pour mon oncle, en pleurs, qui me répétait sans cesse « Pardon » au téléphone,

« Pardon » d’avoir, quelques jours auparavant, essayé de me convaincre que le Liban était sécurisé, et qu’il ne fallait jamais vraiment le quitter.

Pour la culpabilité qu’il n’aurait jamais dû sentir,

Pour lui avoir fait changer d’avis,

Pour les mots que je ne pensais jamais l’entendre prononcer :

« Pars. Pars vite, et ne reviens jamais. »

Pour mon père qui m’a accompagnée à l’aéroport le cœur déchiré,

Parce qu’il ne pensait jamais devoir quitter ses enfants,

Dans les mêmes circonstances

Qu’il a dû quitter ses parents

Vingt ans auparavant.

Pour le moment où il a vu que je n’avais plus peur, que je n’arrivais plus à voir au-delà de ma colère,

Pour ma vie que je n’estimais plus, pour cette soif de vengeance qui accaparait toutes mes pensées,

Pour ce qu’il m’a dit, quand il essayait de me ramener à lui, de me retrouver dans ma douleur, de me réveiller de ma furie :

« Si tu n’as pas peur pour ta vie, aie peur pour la mienne, pour celle de ta famille.

Si tu n’as pas peur de mourir, aie peur pour nous, pour ceux qui te survivent.

Si tu perds la vie, nous perdons la nôtre.

Et pourquoi ? Tu seras morte et oubliée. Le Liban ne sera pas changé.

Si tu veux changer les choses, change-les avec tes mots, avec ton éducation, avec du mérite et du savoir.

Change-les de la bonne manière, de façon durable.

Pars. Tu reviendras. »

Pour tous les blessés,

Pour tous les sans-abris,

Pour tous les morts,

Pour toutes les familles qui ne peuvent même pas faire leur deuil,

Pour ceux qui se battent pour un grain de justice,

Pour ceux qui ne pourront jamais tourner la page, pour qui la vie ne peut pas simplement continuer.

Pour chaque soldat, policier et politicien qui ne nous a pas aidés.

Pour l’alerte qu’ils auraient dû nous envoyer,

Pour les 30 minutes qui auraient pu tout changer.   

Pour nous, qui étions seuls,

Seuls avec nos balais.

Pour ce que j’ai senti quand j’ai fait face aux portes de l’avion.

Comme si je fuyais la guerre,

Comme si je n’avais pas la force de me battre pour mes racines,

Comme s’ils avaient réussi à m’abattre, comme s’ils avaient gagné.

Comme si je venais de perdre mon pays,

Que tout avait été brûlé.

Comme si mon départ n’aurait jamais de retour,

Comme si j’étais exilée.

Pour tout ça,

Et pour bien plus encore,

Je ne pardonnerai pas.

Mais au-delà du pardon,

Je n’oublierai pas.

Je ne m’arrêterai jamais de me battre,

Je ne me résignerai jamais à ce qui s’est passé le 4 août 2020,

Je n’arrêterai jamais d’en parler.

Aujourd’hui,

Trois ans depuis le 4 août 2020.

Aujourd’hui,

Plus que les autres jours,

Nous sommes en deuil.

– Inès Mathieu