4 Août 2021
Parce qu’il n’y a plus de mots
Et que je ne sais plus écrire le 4 Août.
Parce qu’un an après c’est encore trop frais.
Parce qu’il n’y a pas de justice
Et qu’il n’y en aura jamais vraiment…
Aujourd’hui, le stylo ne crachera
Que ce qu’il a reçu
Il y a un an déjà.
4 Août 2020
18:07
Le port de Beyrouth explose.
‘La BOMBE.’
• Dis-moi que tu vas bien. Mon dieu.
18:09
(Groupe de famille)
• IL Y A EU UNE BOMBE.
• LA MAISON. TOUT EST DÉTRUIT.
• Appelez-moi.
• Inès appelle-moi.
• Ritou appelle-moi.
• J’ai 5%. Il n’y a plus d’électricité.
• Je reste à la maison. Ne vous inquiétez pas.
• Maman vous dira quand elle me retrouvera.
• Je vais bien.
(Non, je n’allais pas bien. Je ne savais pas encore à quel point j’allais mal. Je ne savais pas encore que l’année qui allait suivre allait être l’année la plus difficile de ma vie.)
(Groupe de Promotion)
• Help. Please. Police.
• Ma maison.
• Ils m’ont bombardé. À Ashrafieh.
• Je ne sais pas où mon père est. Il est parti de la maison. Il s’est fait bombarder.
18:12
• La bombe était où ? J’ai besoin de savoir.
• Répondez. C’est urgent.
• Où êtes-vous ?
• Rassurez-moi.
• Est-ce que tout le monde va bien ?
• J’ai entendu la bombe de ma maison à Jeita (35 minutes de Beyrouth en voiture).
• J’ai cru que mon père était mort. J’ai eu envie de mourir.
• Ça s’est passé devant moi, je suis cachée.
• Il y a eu une bombe chez moi.
• Je suis en route.
(Nous pensions tous que la bombe avait explosé en bas de chez nous. Personne ne savait que c’est Beyrouth toute entière qui a été touchée. Détruite. Explosée.)
18:17
(Groupe de famille)
• Nada et Ayda ?
• Bombardement.
• Mon dieu.
(Groupe d’amies)
• J’ai cru que j’allais mourir. Je tremble toujours.
• Cachez-vous dans vos parkings. Maintenant. Ne restez pas en hauteur.
• Ma maison est détruite.
• On s’en fout des maisons. Est-ce que vous allez bien ?
• Je suis cachée dans mon appartement. Tout est détruit.
• Numéro d’ambulance. C’est urgent. S’il vous plaît.
• Ils ne répondent pas.
• Je suis bloquée dans ma salle de bain. Je vais mourir.
• QUE QUELQU’UN M’EXPLIQUE CE QUI SE PASSE. JE NE COMPRENDS RIEN.
• Quittez le Liban. Il ne nous reste rien.
• Dites-moi que c’est fini… Je pleure. Je suis seule. Je ne peux pas rentrer chez moi.
• Tout le monde pleure. Les gens saignent. Personne ne comprend rien.
• Tout le monde crie. Je ne comprends rien.
(Groupe de famille)
• Ayda et Nada ?????
• J’essaye de vous appeler. Les lignes sont coupées à Beyrouth.
• Mon dieu. Est-ce que tout le monde va bien ?
• Tonton, est-ce que tes enfants vont bien ? Est-ce que tout le monde va bien ?
• Ayda ? Nada ?
• Mon dieu. Je prie pour vous. Mon dieu.
• Je vous en supplie répondez. NADA ? AYDA ?
18:20
(Groupe d’amies)
• On a trouvé Léa. On la récupère.
• Vous allez toutes bien ?
• Partez toutes.
• Que personne ne sorte.
(Partir ou rester ? Quand nous venons de survivre à une bombe de cette ampleur, et que nous sommes toujours en train d’essayer de contacter nos proches pour savoir s’ils sont en vie, quand nous ne savons toujours pas si nous allons être victimes d’une autre attaque, partir ou rester est le plus grand dilemme.)
18:30
• Que quelqu’un appelle ma mère.
• Dites-lui que j’arrive. Je n’arrive pas à appeler.
(Les lignes étaient coupées.)
18:31
(Conversation avec ma sœur)
• Tu restes à la maison ?
• Je ne sais pas. Dis-moi que Nada et Ayda vont bien.
• Papa arrive vers elles.
• Où sont-elles ?
• En route vers l’hôpital.
(Groupe d’amies)
18:54
• Je ne vais jamais oublier cette scène de ma vie.
• Ma maison est démolie.
19:03
• J’ai l’impression que c’est la fin du monde. Je n’en peux plus.
• C’EST la fin du monde…
(Pas la fin du monde. Juste du nôtre. La fin du Liban que nous connaissions jusqu’à présent. Ou du Liban que nous pensions connaître.)
19:06
• Ma maison a explosé.
• La mienne aussi.
• Inès, je ne sais pas comment ton immeuble a tenu. J’ai cru qu’il allait s’écrouler.
19:23
(Conversation avec mon père)
• Je suis à l’hôpital. Elles vont bien. Nous sommes en urgence. Elles sont vivantes.
• Un miracle…
(Groupe d’amies)
19:42
• J’ai des débris de verre dans les yeux. Je n’arrive plus à marcher.
• Les filles, portez vos masques.
• L’air est mortel.
• Partez à la montagne. Cassez-vous.
19:54
• Comment est-ce que tu veux aller à l’hôpital ? Tous les hôpitaux sont détruits. Il n’en reste rien.
• Je ne réalise pas ce qui s’est passé. L’ampleur de la chose n’est pas normale. Je ne comprends pas comment tellement de dégâts ont été causés…
20:00
• Je ne sais pas comment nous allons faire. Tout est dans cette maison. On ne peut pas se permettre un cambriolage. Nous n’avons plus de porte d’entrée. Nous n’avons plus de vitres.
(Pendant que des Libanais se battaient pour rester en vie et pour assurer la ‘sécurité’ de leurs proches, des maisons abandonnées se faisaient cambrioler dans Beyrouth. Non, nous n’étions pas en sécurité. Le 4 Août 2020, il n’y avait pas de sécurité. Il n’y en a toujours pas.)
20:07
• Urgent : est-ce que vous savez si une pharmacie est ouverte ? Je n’arrive plus à respirer. Je ne trouve plus mon Ventoline.
• Je ne sais pas. Tout est explosé.
20:13
• J’ai croisé une grand-mère, j’ai pleuré toute la route. Je tremble.
• Si tu savais ce que j’ai vu… Kes ekhta.
• J’ai conduit en pleurs dans Beyrouth.
• Tu es trop forte.
20:48
• Si quelqu’un a besoin que je l’accueille, n’hésitez pas. Mes maisons sont ouvertes. S’il vous plaît, n’hésitez pas.
• Je ne sais pas. Je suis encore sous le choc. Je ne peux toujours pas bouger.
21:06
• Elle est à l’hôpital. Je ne pense pas qu’elle va s’en sortir.
• Mon dieu. Mon dieu. Ne dis pas ça. Prie. C’est tout. Mon dieu…
• Je prie de tout mon cœur pour vos familles.
• Priez. Remerciez le bon dieu pour chaque membre de votre famille en vie. Vraiment. Nous ne comprenons pas le sérieux de ce qui vient de se passer.
• Je te le jure, je ne sais pas comment nous sommes encore en vie.
• C’est un miracle.
• Je le sais…
• Moi non plus, je ne sais pas comment je suis encore en vie.
• C’est un miracle.
21:08
(Conversation avec ma grand-mère)
• Téta, je vais bien, vraiment. C’est un miracle. L’important c’est que personne n’est mort. On s’en fout du reste. Ce n’est pas important.
(Si seulement nous savions combien de personnes avaient perdu la vie, ce 4 Août 2020… Si, c’est important.)
21:23
• Mes larmes ne s’arrêtaient pas de couler. Si tu voyais ce que j’ai vu… Dans mon immeuble… les vieux dehors. Du sang sur les escaliers. Un de mes voisins qui ne parvenait plus à voir devant lui à cause du choc…
J’ai eu la peur de ma vie.
Ma première pensée a été : Merci mon dieu que ma famille n’est pas à la maison.
Ma deuxième : merci mon dieu que ma grand-mère est décédée en début d’année et qu’elle n’a pas eu à témoigner de ces horreurs.
Et la troisième : Sauvez tout le monde. Vérifiez que tout le monde est en vie…
Ensuite, je suis sortie de ma chambre et j’ai vu ma maison… les dégâts… Je me suis effondrée.
Tu n’as pas vu Beyrouth.
(Ce 4 août 2020, chaque appel passé pouvait avoir des conséquences fatales. Parce que si la personne appelée ne décrochait pas, cela voulait dire qu’elle n’était plus parmi nous. Cela pouvait dire que nous venions de perdre quelqu’un. Trop tôt. Et les appels était si nombreux. Parce que personne n’a été épargné.)
21:31
(Une étrangère que je ne connais pas, qui étudie à la même université que moi à Londres m’envoie un message…)
• Hi Inès, my name is …
• I just wanted to say that I am so sorry that this happened. I was wondering if you have a PayPal or a GoFundMe where I could send you and your family money if you need it?
• Hey, thank you so much for your concern and for trying to help.
We don’t need anything. But it is so nice of you. If you feel the need to help, please donate to the ‘Red Cross of Lebanon.’
21:43
(Un ami étranger demande de nos nouvelles dans un ancien groupe en commun)
• All is well for you guys in Beirut?
• Non, il n’y a plus de Beyrouth.
21:53
(Le CPE qui était en charge de notre promotion à l’école nous demande de transférer ce message à la promotion.)
• Bonsoir chère promotion, j’espère que vous allez bien. Je vous remercie pour votre appel téléphonique et je vous assure que ma famille et moi allons bien. Je vous souhaite à tous une vie pleine de santé, de sécurité, de sérénité, de réussite, de joie, de bonheur, de paix et d’amour…
• Merci Monsieur… Prenez soin de vous.
(Groupe d’amies)
21:54
• J’ai peur. Je n’arrive même pas à imaginer comment nos parents ont survécu à la guerre.
22:13
• Je n’arrive pas à croire que c’était il y a 4 heures déjà.
• J’ai l’impression que ça vient de se passer.
(1 an après, et nous sentons toujours que nous sommes le 4 Août. 1 an après, il est encore 18h07.)
22:19
• Je vous aime. Je vais vous rappeler tous les jours que je vous aime.
• Moi aussi, tous les jours.
• Je vous aime toutes.
• “Ayre b le machkal de ce matin”…
21:03
• Allez donner du sang.
23:40
(Conversation avec mon père)
• Je t’aime Papa.
• Et moi je t’adore.
• Je ne sais pas ce que j’aurais fait si vous aviez été blessé.
• J’ai eu peur pour toi…
• Moi aussi, tellement. Fais attention à toi.
• Yala, la vie est belle quand même ! Il nous reste beaucoup à faire ensemble ! Prend soin de ta maman ce soir.
• Donne-moi des nouvelles quand tu en as. Si tu es besoin de quelque chose appelle-moi directement.
• Je t’aime.
(Je n’ai pas retrouvé mon père après la bombe. Ma mère est venue me chercher. Mon père a suivi mes tantes en urgence à l’hôpital, où il a passé la nuit. Je ne l’ai revu que le lendemain. Et quand quelques heures plus tôt, je ne savais pas si j’étais devenue orpheline ou si mes parents avaient survécu, la distance était le plus grand obstacle.)
12:32 AM
(Groupe d’amies)
• Je n’arrive pas à dormir. Je stresse. J’ai peur de bouger dans ma propre chambre.
• Restez là où il n’y a pas de vitres. Stay safe. Et priez. J’espère qu’il ne se passera rien d’autre ce soir…
• J’ai peur.
(Nous avons encore peur. Nous avons eu peur chaque jour, depuis le 4 août. Nous avons peur au Liban. Nous avons peur à l’étranger. Parce que nous ne pouvons pas fuir le 4 août. Nous ne pouvons pas fuir cette journée agonisante. Celle qui n’a jamais eu de fin. Ces quelques messages reflètent les minutes, et les heures qui ont suivi après la bombe. Mais ils reflètent également les jours, les mois, et demain, l’année, après le 4 août 2020.)
– Inès Mathieu